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Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

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Le mal a droit de cité,<br />

ou comment la « Civilisation »<br />

vint aux jeunes de banlieue<br />

ALAIN ERCKER<br />

Docteur en ethnologie<br />

Conseiller principal d’éducation, Mantes-la-Jolie.<br />

UMR du CNRS 7043 «Cultures et sociétés en<br />

Europe» & CRIA, Université Marc Bloch,<br />

Strasbourg<br />

Graff du groupe MACIA, Centre Molodoï, Strasbourg. Photographie Jean-Louis Hess<br />

Alain Ercker Le mal a droit de cité<br />

« Faire <strong>des</strong> hommes ce qu’on veut qu’ils soient ».<br />

Saint-Just.<br />

La mauvaise réputation ■<br />

Nous sommes dans un établissement<br />

jugé « difficile », classé ZEP (zone d’éducation<br />

prioritaire) en grande banlieue parisienne,<br />

avec une population, notamment<br />

pour la section professionnelle, défavorisée,<br />

dite également à problèmes, surtout<br />

stigmatisée, non seulement une population<br />

majoritairement issue de l’immigration<br />

(2ème, voire 3ème génération pour certains),<br />

mais d’abord économiquement à<br />

bout de souffle, chômeurs, retraités,<br />

RMIstes formant le gros du bataillon.<br />

Ici l’éducation ne consiste pas uniquement<br />

à enseigner la lecture, l’écriture, les<br />

fondamentaux de l’enseignement, ou selon<br />

les directives ministérielles, à « consolider<br />

les acquis ». Ici, la pédagogie consiste aussi<br />

à apprendre aux élèves ce que par ailleurs<br />

on considère comme les règles de base de<br />

la sociabilité, les normes de comportement,<br />

là où le corps a encore son mot à dire, dans<br />

les postures autant que dans les bruits<br />

(rôts, pets, crachats…). Le règlement intérieur<br />

devient un véritable manuel de savoirvivre,<br />

non seulement en commun mais<br />

aussi pour soi. Ici enfin, l’Éducation Nationale<br />

achoppe sur l’alternative entre éduquer<br />

1 et instruire 2 , le premier objectif lui<br />

assignant les tâches de « basses œuvres »,<br />

d’apprentissage <strong>des</strong> bonnes mœurs, <strong>des</strong><br />

civilités en usage « dans le monde », le<br />

second la divulgation, la diffusion d’un<br />

Savoir.<br />

Dans sa pratique, l’éducateur est<br />

confronté journellement à <strong>des</strong> actes d’<strong>incivilités</strong>:<br />

cris incessants qui accompagnent<br />

chaque déplacement d’élèves et transforment<br />

l’entrée et la sortie <strong>des</strong> cours en zoo,<br />

en volière, en concert de bruits aussi divers<br />

que variés, amplifiant l’acoustique particulière<br />

<strong>des</strong> lieux; interpellations au travers<br />

de la cour ou du rez-de-chaussée vers les<br />

étages ; piailleries <strong>des</strong> filles, qui montent<br />

aussi rapidement dans les aigus qu’elles<br />

agressent les nerfs. Il y aussi ces walkmans<br />

vissés sur les oreilles qui se substituent à<br />

la « Parole Vraie » de l’enseignant et<br />

créent une véritable barrière entre l’élève<br />

– autiste volontaire –, et le monde extérieur.<br />

Ainsi, en cours de mathématiques, cet<br />

élève, l’envie lui en prenant, se met à<br />

chanter : « Science sans conscience…»…<br />

«n’est que ruine de l’âme », reprend le professeur<br />

devant l’élève ébahi qui réplique :<br />

« Monsieur, vous connaissez Alpha Blondy?»<br />

3 … Comment ne pas évoquer le fléau<br />

<strong>des</strong> téléphones portables, matériel scolaire<br />

indispensable <strong>des</strong> (bons) élèves (vital<br />

même selon leurs dires à chaque<br />

séquestre), <strong>des</strong> tags, bien sûr, qui apparaissent<br />

comme indice de la baisse d’attention<br />

<strong>des</strong> adultes, de ces actes de non-respect<br />

et parfois de vandalisme pur et simple<br />

allant du vidage <strong>des</strong> extincteurs (un jeu) à<br />

l’incendie d’une poubelle dans les WC<br />

(criminel), avec parfois la même insouciance,<br />

jusqu’aux gobelets ou boîtes de<br />

boisson jetés négligemment à côté <strong>des</strong><br />

poubelles. Il y a enfin les retards incessants,<br />

les absences à répétition, systématiques et<br />

systématisés.<br />

Les mots justes<br />

et les mots de travers ■<br />

Il y a la parole, le poids <strong>des</strong> mots. Ainsi<br />

cette jeune élève qui entre dans le bureau<br />

du Conseiller principal d’éducation pour se<br />

plaindre d’un professeur qui la « traite ».<br />

Mais traite de quoi? « Mais il me traite ».<br />

Autrement dit, il me parle mal, il me dit <strong>des</strong><br />

mots qui m’insultent, qu’il ne devrait pas<br />

dire. Alors que, parallèlement, cette élève,<br />

ou un(e) autre, peut être invectivé(e) à travers<br />

la cour sans s’en offusquer. Lui en<br />

faire la remarque déclenche la réponse<br />

quasi automatique : « c’est pas la même<br />

chose, lui c’est un copain, c’est un élève,<br />

il peut me dire <strong>des</strong> choses pareilles parce<br />

que je sais ce que cela signifie, ou qu’il ne<br />

les pense pas ».<br />

Tel élève est surpris à frapper une jeune<br />

fille. Le coup est rude, la fille estomaquée<br />

et légèrement commotionnée. Convoqué<br />

dans le bureau du Proviseur, il fait front, se<br />

défend crânement, ne démord pas de son<br />

bon droit. La jeune fille ne l’a-t-elle pas<br />

regardé de travers et surtout, faute impardonnable,<br />

irrémissible, « victimé ». Comment<br />

cette expression banale (et grammaticalement<br />

fausse) peut-elle appeler une<br />

telle réaction en retour? Au cours de la discussion<br />

se vérifie surtout que les mots<br />

n’ont pas le même sens. Dans une expression<br />

banale, anodine même, l’élève lira une<br />

insulte inexcusable, une atteinte à sa dignité,<br />

quasiment à son intégrité physique.<br />

(Sentiment confirmé par ailleurs par sa<br />

mère…). Ce code de l’honneur que<br />

d’autres acteurs de terrain ont remarqué,<br />

consiste aussi en un mode de vie, s’inscrit<br />

dans un réseau complexe de sociabilité et<br />

de civilité. Un élève victime de coups<br />

n’identifiera pas son agresseur, affirmera<br />

qu’on ne l’y reprendra plus, qu’il répondra<br />

la prochaine fois à la violence par la violence<br />

et dira à l’adulte qui l’interroge,<br />

« cela ne se fait pas… [de dénoncer] ».<br />

Ainsi tel jeune fera obstinément front<br />

parce qu’il ne veut pas, ne peut pas, perdre<br />

la face devant ses camara<strong>des</strong>.<br />

Tel autre, convoqué au bureau de la Vie<br />

Scolaire pour s’être battu au sein de l’établissement,<br />

répondra au questionnement<br />

sur les raisons et les motivations profon<strong>des</strong><br />

de la rixe, sans se démonter et avec<br />

l’aplomb de ceux que rien n’ébranle et surtout<br />

pas le doute, qu’il n’y a pas là de quoi<br />

faire un drame, il n’y a pas eu mort d’homme.<br />

Les motifs <strong>des</strong> altercations, <strong>des</strong><br />

échauffourées peuvent être aussi insignifiants<br />

qu’une bousculade en montant en<br />

cours, une plaisanterie graveleuse ou un<br />

regard un peu appuyé sur la petite copine.<br />

Sans doute les réponses sont-elles ailleurs.<br />

Eux et les autres.<br />

Une civilité spécifique ■<br />

Constatons d’abord que la barrière de la<br />

tolérance se déplace. Ce qui était encore<br />

condamné il y a peu, rencontre maintenant<br />

<strong>des</strong> justifications psycho-socio-ethniques,<br />

qui empêchent d’abord de réfléchir… Il y<br />

a certainement accoutumance aux <strong>incivilités</strong>,<br />

cette faculté d’adaptation de l’homme<br />

à toutes les conditions. Ce qui sera considéré<br />

ici comme acte d’incivilité grave (crachats,<br />

cris, injures, vandalisme), rencontrera<br />

ailleurs tout au plus un geste de<br />

dégoût, de dédain signe d’une démission,<br />

pour le moins d’une résignation. Sommesnous<br />

sûrs d’ailleurs que les <strong>incivilités</strong><br />

d’aujourd’hui ne rejoignent pas celles<br />

d’hier 4 ?<br />

Est-ce que pour autant ces <strong>incivilités</strong>,<br />

qui sont aussi, pour l’essentiel, <strong>des</strong> pratiques<br />

inciviles, attestent d’une carence<br />

dans le processus de socialisation ? Autrement<br />

dit, sommes-nous en présence d’un<br />

malaise sociétal dont ses adolescents<br />

seraient à la fois le témoignage et le signe<br />

avant-coureur? Dans les pratiques quotidiennes,<br />

il ne faut pas évacuer la part de<br />

provocation, de bravade qu’il y a à inter-<br />

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