Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales
Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales
Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
52<br />
Le mal a droit de cité,<br />
ou comment la « Civilisation »<br />
vint aux jeunes de banlieue<br />
ALAIN ERCKER<br />
Docteur en ethnologie<br />
Conseiller principal d’éducation, Mantes-la-Jolie.<br />
UMR du CNRS 7043 «Cultures et sociétés en<br />
Europe» & CRIA, Université Marc Bloch,<br />
Strasbourg<br />
Graff du groupe MACIA, Centre Molodoï, Strasbourg. Photographie Jean-Louis Hess<br />
Alain Ercker Le mal a droit de cité<br />
« Faire <strong>des</strong> hommes ce qu’on veut qu’ils soient ».<br />
Saint-Just.<br />
La mauvaise réputation ■<br />
Nous sommes dans un établissement<br />
jugé « difficile », classé ZEP (zone d’éducation<br />
prioritaire) en grande banlieue parisienne,<br />
avec une population, notamment<br />
pour la section professionnelle, défavorisée,<br />
dite également à problèmes, surtout<br />
stigmatisée, non seulement une population<br />
majoritairement issue de l’immigration<br />
(2ème, voire 3ème génération pour certains),<br />
mais d’abord économiquement à<br />
bout de souffle, chômeurs, retraités,<br />
RMIstes formant le gros du bataillon.<br />
Ici l’éducation ne consiste pas uniquement<br />
à enseigner la lecture, l’écriture, les<br />
fondamentaux de l’enseignement, ou selon<br />
les directives ministérielles, à « consolider<br />
les acquis ». Ici, la pédagogie consiste aussi<br />
à apprendre aux élèves ce que par ailleurs<br />
on considère comme les règles de base de<br />
la sociabilité, les normes de comportement,<br />
là où le corps a encore son mot à dire, dans<br />
les postures autant que dans les bruits<br />
(rôts, pets, crachats…). Le règlement intérieur<br />
devient un véritable manuel de savoirvivre,<br />
non seulement en commun mais<br />
aussi pour soi. Ici enfin, l’Éducation Nationale<br />
achoppe sur l’alternative entre éduquer<br />
1 et instruire 2 , le premier objectif lui<br />
assignant les tâches de « basses œuvres »,<br />
d’apprentissage <strong>des</strong> bonnes mœurs, <strong>des</strong><br />
civilités en usage « dans le monde », le<br />
second la divulgation, la diffusion d’un<br />
Savoir.<br />
Dans sa pratique, l’éducateur est<br />
confronté journellement à <strong>des</strong> actes d’<strong>incivilités</strong>:<br />
cris incessants qui accompagnent<br />
chaque déplacement d’élèves et transforment<br />
l’entrée et la sortie <strong>des</strong> cours en zoo,<br />
en volière, en concert de bruits aussi divers<br />
que variés, amplifiant l’acoustique particulière<br />
<strong>des</strong> lieux; interpellations au travers<br />
de la cour ou du rez-de-chaussée vers les<br />
étages ; piailleries <strong>des</strong> filles, qui montent<br />
aussi rapidement dans les aigus qu’elles<br />
agressent les nerfs. Il y aussi ces walkmans<br />
vissés sur les oreilles qui se substituent à<br />
la « Parole Vraie » de l’enseignant et<br />
créent une véritable barrière entre l’élève<br />
– autiste volontaire –, et le monde extérieur.<br />
Ainsi, en cours de mathématiques, cet<br />
élève, l’envie lui en prenant, se met à<br />
chanter : « Science sans conscience…»…<br />
«n’est que ruine de l’âme », reprend le professeur<br />
devant l’élève ébahi qui réplique :<br />
« Monsieur, vous connaissez Alpha Blondy?»<br />
3 … Comment ne pas évoquer le fléau<br />
<strong>des</strong> téléphones portables, matériel scolaire<br />
indispensable <strong>des</strong> (bons) élèves (vital<br />
même selon leurs dires à chaque<br />
séquestre), <strong>des</strong> tags, bien sûr, qui apparaissent<br />
comme indice de la baisse d’attention<br />
<strong>des</strong> adultes, de ces actes de non-respect<br />
et parfois de vandalisme pur et simple<br />
allant du vidage <strong>des</strong> extincteurs (un jeu) à<br />
l’incendie d’une poubelle dans les WC<br />
(criminel), avec parfois la même insouciance,<br />
jusqu’aux gobelets ou boîtes de<br />
boisson jetés négligemment à côté <strong>des</strong><br />
poubelles. Il y a enfin les retards incessants,<br />
les absences à répétition, systématiques et<br />
systématisés.<br />
Les mots justes<br />
et les mots de travers ■<br />
Il y a la parole, le poids <strong>des</strong> mots. Ainsi<br />
cette jeune élève qui entre dans le bureau<br />
du Conseiller principal d’éducation pour se<br />
plaindre d’un professeur qui la « traite ».<br />
Mais traite de quoi? « Mais il me traite ».<br />
Autrement dit, il me parle mal, il me dit <strong>des</strong><br />
mots qui m’insultent, qu’il ne devrait pas<br />
dire. Alors que, parallèlement, cette élève,<br />
ou un(e) autre, peut être invectivé(e) à travers<br />
la cour sans s’en offusquer. Lui en<br />
faire la remarque déclenche la réponse<br />
quasi automatique : « c’est pas la même<br />
chose, lui c’est un copain, c’est un élève,<br />
il peut me dire <strong>des</strong> choses pareilles parce<br />
que je sais ce que cela signifie, ou qu’il ne<br />
les pense pas ».<br />
Tel élève est surpris à frapper une jeune<br />
fille. Le coup est rude, la fille estomaquée<br />
et légèrement commotionnée. Convoqué<br />
dans le bureau du Proviseur, il fait front, se<br />
défend crânement, ne démord pas de son<br />
bon droit. La jeune fille ne l’a-t-elle pas<br />
regardé de travers et surtout, faute impardonnable,<br />
irrémissible, « victimé ». Comment<br />
cette expression banale (et grammaticalement<br />
fausse) peut-elle appeler une<br />
telle réaction en retour? Au cours de la discussion<br />
se vérifie surtout que les mots<br />
n’ont pas le même sens. Dans une expression<br />
banale, anodine même, l’élève lira une<br />
insulte inexcusable, une atteinte à sa dignité,<br />
quasiment à son intégrité physique.<br />
(Sentiment confirmé par ailleurs par sa<br />
mère…). Ce code de l’honneur que<br />
d’autres acteurs de terrain ont remarqué,<br />
consiste aussi en un mode de vie, s’inscrit<br />
dans un réseau complexe de sociabilité et<br />
de civilité. Un élève victime de coups<br />
n’identifiera pas son agresseur, affirmera<br />
qu’on ne l’y reprendra plus, qu’il répondra<br />
la prochaine fois à la violence par la violence<br />
et dira à l’adulte qui l’interroge,<br />
« cela ne se fait pas… [de dénoncer] ».<br />
Ainsi tel jeune fera obstinément front<br />
parce qu’il ne veut pas, ne peut pas, perdre<br />
la face devant ses camara<strong>des</strong>.<br />
Tel autre, convoqué au bureau de la Vie<br />
Scolaire pour s’être battu au sein de l’établissement,<br />
répondra au questionnement<br />
sur les raisons et les motivations profon<strong>des</strong><br />
de la rixe, sans se démonter et avec<br />
l’aplomb de ceux que rien n’ébranle et surtout<br />
pas le doute, qu’il n’y a pas là de quoi<br />
faire un drame, il n’y a pas eu mort d’homme.<br />
Les motifs <strong>des</strong> altercations, <strong>des</strong><br />
échauffourées peuvent être aussi insignifiants<br />
qu’une bousculade en montant en<br />
cours, une plaisanterie graveleuse ou un<br />
regard un peu appuyé sur la petite copine.<br />
Sans doute les réponses sont-elles ailleurs.<br />
Eux et les autres.<br />
Une civilité spécifique ■<br />
Constatons d’abord que la barrière de la<br />
tolérance se déplace. Ce qui était encore<br />
condamné il y a peu, rencontre maintenant<br />
<strong>des</strong> justifications psycho-socio-ethniques,<br />
qui empêchent d’abord de réfléchir… Il y<br />
a certainement accoutumance aux <strong>incivilités</strong>,<br />
cette faculté d’adaptation de l’homme<br />
à toutes les conditions. Ce qui sera considéré<br />
ici comme acte d’incivilité grave (crachats,<br />
cris, injures, vandalisme), rencontrera<br />
ailleurs tout au plus un geste de<br />
dégoût, de dédain signe d’une démission,<br />
pour le moins d’une résignation. Sommesnous<br />
sûrs d’ailleurs que les <strong>incivilités</strong><br />
d’aujourd’hui ne rejoignent pas celles<br />
d’hier 4 ?<br />
Est-ce que pour autant ces <strong>incivilités</strong>,<br />
qui sont aussi, pour l’essentiel, <strong>des</strong> pratiques<br />
inciviles, attestent d’une carence<br />
dans le processus de socialisation ? Autrement<br />
dit, sommes-nous en présence d’un<br />
malaise sociétal dont ses adolescents<br />
seraient à la fois le témoignage et le signe<br />
avant-coureur? Dans les pratiques quotidiennes,<br />
il ne faut pas évacuer la part de<br />
provocation, de bravade qu’il y a à inter-<br />
53