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Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

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eprésentations expressives de soi, on voit<br />

que l’intérêt serait bien en peine de nous<br />

éclairer sur ces points. Pour les deux dernières<br />

formes de rationalité, les valeurs<br />

communes partagées et la prétention de<br />

sincérité sont précisément <strong>des</strong> éléments<br />

qui autorisent, par-delà le calcul d’intérêt,<br />

l’attribution de confiance.<br />

Les limites du modèle<br />

du rational choice ■<br />

Je ne suis pas certain qu’il suffise<br />

d’intégrer la confiance comme une<br />

variable dans les théories les plus ouvertes<br />

du choix rationnel, la confiance dense,<br />

épaisse au sens de foi, celle qui est renforcée<br />

par <strong>des</strong> sentiments d’estime et<br />

d’affection, implique un changement de<br />

regard. Plus fondamentalement, on pourrait<br />

se demander si l’on parle bien de la<br />

même chose : d’un côté il y aurait surtout<br />

<strong>des</strong> dispositifs qui procurent une assurance<br />

à propos du comportement d’autrui<br />

puisqu’ils ont pour fonction d’inciter à se<br />

comporter de manière honnête, par la<br />

menace de sanctions, alors que de l’autre<br />

on s’intéresse aux dispositions intentionnelles<br />

ou à <strong>des</strong> valeurs <strong>sociales</strong> partagées<br />

en dehors de toute contrainte institutionnelle<br />

directe. Je ne m’engage pas maintenant<br />

dans une analyse plus poussée, mais<br />

j’aurais tendance à penser que la confiance<br />

est minée par toutes ces mesures qui<br />

seraient censées l’assurer, on pourrait y<br />

voir une colonisation <strong>des</strong> mon<strong>des</strong> vécus<br />

par <strong>des</strong> dispositifs systémiques, dont la<br />

défiance semble être le socle, dispositifs<br />

qui sapent tout le potentiel de confiance<br />

et de socialité présents dans ces espaces.<br />

Si je prends de nombreuses précautions<br />

avant de m’engager, je manifeste<br />

clairement que je ne fais pas confiance.<br />

Bref, je me comporte comme l’acteur<br />

type de certains théoriciens du rational<br />

choice. Pour les plus radicaux de ces derniers,<br />

la confiance fait partie de ces<br />

notions à travers lesquelles les sociétés se<br />

présentent une vision enchantée de leur<br />

fonctionnement, se payent avec la fausse<br />

monnaie de leurs illusions : alors qu’une<br />

bonne équation avantages/coûts a non<br />

seulement les profits de la quantophrénie<br />

mais aussi tous ceux de la réduction utilitariste<br />

pour expliquer les engagements.<br />

Une conception comme celle d’Oliver<br />

Williamson considère que le calcul <strong>des</strong><br />

118 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, <strong>incivilités</strong><br />

opportunités et <strong>des</strong> intérêts est largement<br />

suffisant pour expliquer <strong>des</strong> situations,<br />

économiques au sens restreint ou non,<br />

dans lesquelles les acteurs utilisent ce<br />

terme flou de confiance. Alors si la jeune<br />

fille s’est fait violer dans la forêt par un<br />

compagnon qu’elle ne connaissait pas<br />

suffisamment ou mal, ce n’est pas qu’elle<br />

a mal placé sa confiance, c’est qu’elle<br />

a effectué un mauvais calcul<br />

avantages/inconvénients. En effet, dans le<br />

domaine <strong>des</strong> relations entre les sexes, je<br />

cite : « Posed as an abstract policy decision,<br />

the rational choice is this ; do not<br />

walk in the woods with strangers » 14 ,<br />

maxime rationnelle qui autorise une rationalité<br />

limitée et donc rend superflu l’appel<br />

à la confiance.<br />

Là où les choses se gâtent pour<br />

O. Williamson, comme le fait remarquer<br />

Lucien Karpik 15 , c’est lorsqu’on quitte le<br />

monde construit par le modèle pour le<br />

monde réel : la forêt fait immédiatement<br />

penser aux robinsonna<strong>des</strong> dont Marx se<br />

moquait, car ce n’est pas dans les forêts<br />

que ces actes odieux se passent généralement,<br />

et surtout les risques de violence<br />

sexuelle pour les enfants et les jeunes gens<br />

<strong>des</strong> deux sexes ne sont pas tant le fait d’inconnus<br />

que de proches et de familiers, en<br />

qui le plus souvent on a précisément<br />

confiance, avec qui on ne calcule pas.<br />

Alors calculer une bonne règle d’action<br />

semble pour le moins difficile, et c’est<br />

précisément dans cet espace ouvert par la<br />

labilité <strong>des</strong> maximes que la confiance<br />

peut venir se loger. Le rational choice<br />

suppose une maxime valable en toutes circonstances<br />

pour effectuer un calcul univoque.<br />

Si <strong>des</strong> maximes peuvent être en<br />

concurrence, plus de calcul simple, exit le<br />

rational choice. Je n’invente pas<br />

l’exemple, mais je sais que je ne voudrais<br />

pas vivre dans le monde de Williamson.<br />

On se doute que Williamson dirait de<br />

même que l’usage du condom dans les<br />

relations entre les sexes en temps de sida<br />

résulte d’un calcul avantages/inconvénients,<br />

or ce que semblent montrer de<br />

nombreuses étu<strong>des</strong> de psychologie sociale,<br />

c’est qu’un tel calcul, qui impliquerait<br />

d’ailleurs un port lors de tout rapport dans<br />

la mesure où les informations ne sont<br />

jamais fiables à 100 %, est pour de nombreuses<br />

personnes vivant en couples installés<br />

impensable : les hommes et les<br />

femmes indiquant que cela détruirait la<br />

relation en détruisant la confiance en<br />

l’autre. Le discours <strong>des</strong> acteurs établit une<br />

référence forte à ce sentiment psychosocial<br />

qui ne relève pas du calcul d’opportunités<br />

et qui semble même vouloir opposer<br />

une barrière morale à l’entrée dans<br />

l’eau glaciale du calcul égoïste et de la<br />

froide rationalité économique dans les<br />

relations intimes. Cet exemple illustre<br />

aussi comment confiance et risques sont<br />

indissociablement liés. Toujours dans le<br />

domaine de l’amour, d’autres recherches<br />

montrent que dans le stade de passion<br />

intense entre deux personnes celles-ci<br />

peuvent faire l’expérience d’un stade de<br />

« blind trust », où c’est sa propre attitude<br />

fidèle qui est à la base de l’attribution de<br />

confiance : nul contrôle du comportement<br />

du partenaire, tout se passe comme<br />

si sa propre attitude entraînait l’idée d’une<br />

attitude réciproque 16 .<br />

Si l’amour peut servir d’idéal type, au<br />

sens d’une caricature qui accentue tous les<br />

traits du modèle, il y a bien entendu un<br />

large palette de relations <strong>sociales</strong> affectives<br />

qui se développent, de par la répétition<br />

d’expériences heureuses, entre les<br />

partenaires 17 . On voit, grâce à ces<br />

exemples, que la confiance comme sentiment<br />

psychosocial est liée pour partie et<br />

suivant les situations à <strong>des</strong> émotions<br />

<strong>sociales</strong> positives.<br />

Les théories de<br />

l’échange social ■<br />

P. Ulsaner dans un article « Trust but<br />

verify : social capital and moral behaviour<br />

» 18 résume les deux approches principales<br />

dans le domaine anglo-américain<br />

de la manière suivante : d’un côté public<br />

ou rational choice, les deux partent de<br />

l’idée que tout engagement et toute<br />

coopération relèvent de l’intérêt personnel,<br />

et pour savoir si j’ai intérêt ou non à<br />

coopérer je me fonde sur <strong>des</strong> expériences<br />

vécues, l’idée que je me fais <strong>des</strong> actions<br />

du partenaire et <strong>des</strong> maximes simples<br />

permettant d’évaluer le risque ; de l’autre<br />

une conception qui repose sur l’idée que<br />

les acteurs agissent aussi en fonction de<br />

croyances fondamentales concernant la<br />

manière de traiter les autres. Dans ce<br />

second cas, nous avons foi ou faisons<br />

confiance parce que nous souhaitons que<br />

les autres acceptent notre monde et que<br />

nous considérons la malhonnêteté comme<br />

un défaut moral et une faiblesse. Bien<br />

Patrick Watier Confiance et sociabilité<br />

Photographie Jean-Louis Hess<br />

119

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