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Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

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la tradition germanique et dans la tradition<br />

française. Alors que, pour cette dernière,<br />

il évoque une conquête de l’Occident sur<br />

la barbarie, la politesse <strong>des</strong> mœurs et la<br />

courtoisie dans les rapports à autrui, en<br />

Allemagne le mot a <strong>des</strong> connotations péjoratives.<br />

Il signifie le caractère superficiel<br />

<strong>des</strong> comportements, une certaine frivolité,<br />

le culte du paraître, au détriment de l’authenticité,<br />

de la profondeur <strong>des</strong> sentiments<br />

et de l’engagement de la personne tout<br />

entière. Ces vertus qui sont censées correspondre<br />

au génie germanique sont subsumées<br />

sous le terme de « Kultur ». Norbert<br />

Elias prend ses distances à l’égard<br />

d’un tel essentialisme et montre comment<br />

cette antithèse, d’origine avant tout sociale,<br />

a pris progressivement une dimension<br />

nationale.<br />

Il conviendrait de poursuivre les travaux<br />

novateurs de Norbert Elias selon différents<br />

axes de recherche. Mentionnons<br />

celles que, pour notre part, nous aimerions<br />

privilégier :<br />

L’étude menée par Michel Foucault 39<br />

sur l’entreprise de la société pour discipliner<br />

les corps dans une perspective utilitariste,<br />

et celle que Norbert Elias<br />

consacre à la normalisation <strong>des</strong> mœurs 40<br />

mettent en relief l’une et l’autre l’intégration<br />

par les individus d’un système<br />

d’auto-contrôle 41 .<br />

Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de<br />

rapprocher la reconnaissance de l’autre<br />

qu’impliquent les règles de la politesse, et<br />

celle qui induisent la parole échangée, la<br />

discussion même âpre qui définissent,<br />

selon Hannah Arendt, l’espace de la<br />

démocratie.<br />

Deux autres aspects de l’œuvre de<br />

Norbert Elias méritent dans la perspective<br />

de la présente recherche, d’être réexaminés,<br />

en les situant dans le contexte de<br />

la société contemporaine. Il s’agit, d’une<br />

part, de la dimension rituelle <strong>des</strong><br />

conduites codifiées, qui a pour fonction<br />

de « sauver la face » de ceux qui sont<br />

engagés dans un processus d’échange.<br />

Pour Dominique Picard 42 , il existe une<br />

certaine ritualité dans toute forme de<br />

relation : « elle constitue cette grammaire<br />

fondamentale qui permet la communication<br />

sociale. Le propre du rituel est de<br />

proposer <strong>des</strong> formes codifiées, <strong>des</strong><br />

modèles de conduite pour orienter les<br />

pratiques ; il tend notamment à faciliter<br />

les communications à l’intérieur d’un<br />

groupe, à canaliser et réguler les pulsions<br />

et les émotions qui pourraient menacer<br />

les rapports interpersonnels. »<br />

D’autre part, comme le suggère également<br />

Dominique Picard 43 , il importe de<br />

dégager la logique qui sous-tend les interactions<br />

<strong>des</strong> différents groupes sociaux<br />

dans les sociétés contemporaines. Celleci<br />

constitue le « principe organisateur »<br />

<strong>des</strong> règles qui structurent leurs relations.<br />

Le code normatif renvoie à <strong>des</strong> principes<br />

et à une idéologie spécifiques et trouve<br />

son expression dans un « savoir-vivre » 44<br />

qui « organise les actions, l’espace et le<br />

temps social ». Les rituels d’interaction,<br />

analysés par Erving Goffman 45 , signifient<br />

l’identité sociale d’un groupe et<br />

consacrent symboliquement le statut de<br />

ses membres. Les conduites rejetées et<br />

dévalorisées confortent une hiérarchie<br />

qui tente de se faire passer pour « naturelle<br />

» et qui, à partir de signes discriminants,<br />

légitime un ordre social. Les règles<br />

de la civilité constituent un ensemble<br />

cohérent, un véritable système que Dominique<br />

Picard 46 désigne comme « une<br />

grammaire <strong>des</strong> communications<br />

<strong>sociales</strong> ». Celle-ci structure l’univers,<br />

« ordonne notre lien aux hommes, aux<br />

lieux et aux évènements ». Elle fait de la<br />

vie sociale « une sorte de scénographie où<br />

chaque acteur sait quel est son rôle<br />

d’après le décor, les scènes et les actes.<br />

C’est un art de la « conversation », terme<br />

qui, au sens étymologique, désigne un<br />

genre de vie, une manière de fréquenter<br />

les hommes ».<br />

Afin de poursuivre l’étude de Norbert<br />

Elias, il conviendrait d’analyser, à partir de<br />

l’opposition entre « culture » et « civilisation<br />

», la volonté de plus en plus affirmée<br />

en Allemagne, à la fin du XIX e et au<br />

début du XX e siècles, d’opposer le génie<br />

créateur et la pulsion vitaliste, authentiquement<br />

germaniques, à la pensée spéculative<br />

et distanciée de la nature française<br />

d’une part, et juive de l’autre. Werner<br />

Sombart opère dans le champ économique<br />

une distinction radicale entre le «capitalisme<br />

créateur» (« schaffende Kapitalismus<br />

») <strong>des</strong> allemands et le «capitalisme<br />

prédateur» («raffende») <strong>des</strong> Juifs. A cette<br />

opposition, il fait correspondre une fracture<br />

«essentielle» qui sépare la pensée discursive<br />

et abstraite <strong>des</strong> sémites habitués à<br />

parcourir de grands espaces désertiques,<br />

de la philosophie <strong>des</strong> profondeurs élaborée<br />

par les peuples germaniques occupés<br />

à défricher les forêts obscures.<br />

Aleida Assmann 47 a montré comment,<br />

à la même époque, la notion de « Bildung<br />

», proche à son origine de l’esprit<br />

universaliste <strong>des</strong> Lumières, dérive vers un<br />

particularisme exclusiviste et un nationalisme<br />

ombrageux. Cet idéal qui avait été<br />

pour les Juifs le vecteur de la modernité<br />

et de l’intégration devient alors le fondement<br />

de la religion séculière de la nation<br />

et légitime leur exclusion. Il oppose la<br />

capacité créatrice de l’artiste à l’esprit<br />

analytique du critique. En 1967, Thomas<br />

Mann 48 écrit encore que « l’esprit plastique<br />

est créateur, objectif et soumis à la<br />

nature » et qu’il diffère fondamentalement<br />

de « l’esprit critique, qui observe une attitude<br />

analytique et éthique par rapport à la<br />

vie et à cette nature ». Et de conclure que<br />

« la critique est esprit, alors que la<br />

conception plastique est l’affaire <strong>des</strong><br />

enfants de Dieu et de la nature ». Devenue<br />

à l’époque de l’empire, puis du national<br />

socialisme, valeur sacrée de la Germanie,<br />

la « Bildung » autorise désormais la<br />

« haine » de la culture superficielle de<br />

l’étranger et exige le dévouement total, le<br />

sacrifice pour l’arianité.<br />

C’est, en prolongement de la pensée de<br />

Norbert Elias et en fidélité à son enseignement,<br />

que nous pouvons affirmer que<br />

notre expérience d’hommes du XX e siècle<br />

et du début du XXI e nous a fait prendre<br />

conscience douloureusement de la fragilité<br />

du processus de civilisation. Celui-ci<br />

n’est ni irréversible, ni uniforme, il ne<br />

marque pas toutes les composantes d’une<br />

société. La violence à la fois physique et<br />

symbolique, inscrite dans la banalité du<br />

quotidien, masquée ou spectacularisée ou<br />

encore mobilisée par <strong>des</strong> idéologies meurtrières,<br />

ne cesse de trouver de nouvelles<br />

légitimations.<br />

Le « procès de civilisation » analysé<br />

par Norbert Elias a donné lieu à <strong>des</strong> jugements<br />

contradictoires. On peut apprécier<br />

la pudeur, la retenue et la discrétion qui<br />

résultent de « l’intériorisation progressive<br />

<strong>des</strong> pulsions, <strong>des</strong> émotions et <strong>des</strong><br />

contraintes » 49 ou, au contraire, dénoncer<br />

l’hypocrisie sociale, l’injonction à la dissimulation,<br />

ainsi que les effets pervers du<br />

refoulement. C’est ainsi que l’occultation<br />

de la mort réelle dans la civilisation occidentale,<br />

ainsi que l’obligation pour les<br />

personnes en deuil de masquer leurs émotions,<br />

ont, selon Norbert Elias 50 , <strong>des</strong> effets<br />

néfastes sur l’économie émotionnelle de<br />

nos contemporains. « L’attitude de refus et<br />

Freddy Raphaël & Geneviève Herberich-Marx Du bon usage de la civilité<br />

les sentiments de gêne avec lesquels on<br />

aborde souvent l’agonie et la mort, à<br />

l’heure actuelle, sont tout à fait à la mesure<br />

de ceux qui entouraient le domaine<br />

sexuel à l’époque victorienne ». On est<br />

passé, comme le souligne Nathalie Heinich<br />

51 , de la familiarité à l’étrangeté, de la<br />

prise en charge collective à l’individualisation,<br />

de l’expression <strong>des</strong> sentiments à<br />

leur refoulement, et de l’accompagnement<br />

ritualisé du mourant à son isolement<br />

médicalisé.<br />

Norbert Elias consacre à la « solitude »<br />

de l’homme contemporain <strong>des</strong> pages<br />

d’une rare intensité, où retentit l’écho de<br />

la mort de sa mère à Auschwitz. « Le<br />

concept de solitude s’applique aussi à <strong>des</strong><br />

êtres humains qui vivent au milieu de<br />

beaucoup d’autres, pour qui ils n’ont euxmêmes<br />

aucune signification, à qui il est<br />

indifférent qu’ils existent ou non, qui ont<br />

coupé le dernier pont affectif avec eux. Les<br />

clochards, les buveurs d’alcool méthylique<br />

installés dans les entrées d’immeuble<br />

tandis que les passants affairés vont et<br />

viennent devant eux, sont à ranger dans ce<br />

groupe. Les prisons et les salles de torture<br />

<strong>des</strong> dictateurs sont <strong>des</strong> exemples de<br />

cette forme de solitude. Le chemin qui<br />

mène aux chambres à gaz en est un autre.<br />

Des femmes et <strong>des</strong> enfants, <strong>des</strong> hommes<br />

jeunes ou vieux y furent poussés vers la<br />

mort, nus, par <strong>des</strong> êtres humains qui<br />

avaient brisé tout sentiment d’identité, de<br />

compassion. Et comme ces êtres que l’on<br />

poussait vers la mort, impuissants, avaient<br />

été rassemblés la plupart du temps de<br />

façon tout à fait arbitraire et ne se connaissaient<br />

pas entre eux, chacun d’entre eux,<br />

dans la foule <strong>des</strong> autres êtres humains,<br />

était dans une solitude totale». 52<br />

Notes<br />

1. Garrigou Alain et Lacroix Bernard, Norbert<br />

Elias, La politique et l’histoire, La<br />

Découverte, Paris, 1997.<br />

2. Cf. Habib Claude, Quand le cœur s’accorde<br />

aux formes, in Besnier Jean-Michel<br />

et al., Politesse et sincérité, Éditions<br />

Esprit, Paris 1994, pp. 67-80.<br />

3. Henry Charles, Elément pour une théorie<br />

de l’individuation, in A. Garrigou et<br />

B. Lacroix, op. cit., pp. 202-203.<br />

4. Elias Norbert, Qu’est-ce que la sociologie?,<br />

L’Aube, Paris, 1991, pp. 146-161.<br />

5. Elias Norbert, La société de cour, Flammarion,<br />

Paris 1985, p. XXXIV.<br />

6. Garrigou Alain, Le grand jeu de la société,<br />

in Garrigou A. et Lacroix B., op. cit.,<br />

p. 101.<br />

7. Elias Norbert, La société de cour, op. cit.,<br />

p. 134.<br />

8. Chartier Robert, Préface à La société de<br />

cour, op. cit., p. XXIV.<br />

9. Heinich Nathalie, La sociologie de Norbert<br />

Elias, La Découverte, Paris, 1997,<br />

p. 17.<br />

10. Raynaud Philippe, La <strong>Civilité</strong>, l’homme<br />

et le citoyen, in Politesse et sincérité, op.<br />

cit, pp. 81-91.<br />

11. Ibid., p. 87.<br />

12. Burguière André, Processus de civilisation<br />

et processus national chez Norbert<br />

Elias, in Garrigou A. et Lacroix B, op. cit.,<br />

p. 163.<br />

13. Chartier Robert, Préface à La société de<br />

cour, op. cit., p. XIX.<br />

14. Burguière André, op. cit., p. 151.<br />

15. Freud Sigmund, Malaise dans la civilisation,<br />

P.U.F., Paris, 1971.<br />

16. Blondel Jacqueline, Enchaînements et<br />

régularités dans les <strong>sciences</strong> de la culture,<br />

in Garrigou A. et Lacroix B, op. cit.,<br />

p. 89.<br />

17. Ibid.<br />

18. Garrigou A. et Lacroix B., Introduction à<br />

leur ouvrage Norbert Elias, la politique et<br />

l’histoire, op. cit., p. 14.<br />

19. Heinich Nathalie, op. cit., p. 10.<br />

20. Chartier Roger, Préface à La société de<br />

cour, op. cit., p. XIX.<br />

21. Burguière André, op. cit., p. 147.<br />

22. Febvre Lucien, Mélanges d’histoire économique<br />

et sociale, Paris, 1941, cité par<br />

Burguière A., op. cit., p. 148.<br />

23. Garrigou A., Le grand jeu de la société,<br />

in op. cit., p. 102.<br />

24. Ibid.<br />

25. Elias Norbert, La société de cour, op. cit.,<br />

pp. 107-108.<br />

26. Ibid, p. 103.<br />

27. Ibid, p. 115.<br />

28. Elias Norbert & Dumming Eric, Sport et<br />

civilisation, Fayard, Paris, 1994.<br />

29. Heinich Nathalie, op. cit., p. 38.<br />

30. Norbert Elias par lui-même, Fayard,<br />

Paris, 1991, p. 119<br />

31. Mann Thomas, Bretrachtungen eines<br />

Unpolitischen, Fischen Taschenbuch,<br />

Frankfurt am Main, 2001, p. 52 sq.<br />

32. Garrigou A. et Lacroix B., op. cit., p. 15.<br />

33. Ibid.<br />

34. Mennel Stephen, L’envers de la médaille:<br />

les processus de décivilisation, in Garrigou<br />

A. et Lacroix B., op. cit., p. 216.<br />

35. Elias Norbert, Studien über die Deutschen,<br />

Suhrkamp, Francfort, 1989,<br />

p. 395-396.<br />

36. Mennel Stephen, in Garrigou A. et<br />

Lacroix B., op. cit., p. 217.<br />

37. Ibid.<br />

38. Op. cit., p. 53.<br />

39. Cf. Murard N., Elias N., Foucault M.,<br />

Deux flèches au cœur de la subjectivité,<br />

Tumultes n° 15, Kimé, Paris, 2000, pp.<br />

203-212.<br />

40. Foucault M., Surveiller et punir, Gallimard,<br />

Paris, 1975.<br />

41. Elias N., La civilisation <strong>des</strong> mœurs, Calmann-Levy,<br />

Paris, 1973.<br />

42. Picard Dominique, Les rituels du savoirvivre,<br />

Seuil, Paris, 1995, p. 14.<br />

43. Ibid., pp. 12-13.<br />

44. Ibid., p. 17.<br />

45. Goffman Erving, Les rites d’interaction,<br />

Éditions de Minuit, Paris, 1974.<br />

46. Picard Dominique, op. cit., p. 251.<br />

47. Assmann Aleida, Construction de la<br />

mémoire nationale, Maison <strong>des</strong> Sciences<br />

de l’Homme, Paris, 1994, pp. 78-83.<br />

48. Mann Thomas, Goethe et Tolstoï, Payot,<br />

Paris, 1967, cité in Asmann A., p. 82.<br />

49. Heinich Nathalie, op. cit., p. 40.<br />

50. Elias Norbert, La solitude <strong>des</strong> mourants,<br />

C. Bourgois, Paris, 1987.<br />

51. Ibid., p. 61.<br />

52. Ibid., p. 87.<br />

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