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Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

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d’angle s’élance d’un trait du sol à la corniche<br />

et s’achève par un chapiteau géant<br />

qui pèse de tout son poids dans cette<br />

argumentation plastique.<br />

Innombrables, vivantes, colorées, de<br />

taille plus qu’humaine, les statues de<br />

saints aux angles <strong>des</strong> carrefours, guignent<br />

le chaland. Souvent, ils sont quatre,<br />

emportés dans une conversation véhémente<br />

toute méditerranéenne où le geste<br />

supplée la parole. En bure ou en camail,<br />

l’étole au cou ou la mitre sur la tête, le<br />

visage expressif, désignant le ciel de la<br />

main ou pointant la terre du doigt, ils disputent,<br />

apostrophent, haranguent. Loin<br />

d’attendre immobiles, ils vont au devant<br />

du passant, se répandent en prosélytisme<br />

comme les sectateurs protestants de<br />

Myong Dong à Séoul. Pour mieux<br />

convaincre ils se penchent, brandissent<br />

l’attirail de leurs attributs. À court d’arguments,<br />

pris entre quatre feux, le passant<br />

penaud ne peut que dire amen ! Cette<br />

tradition est si forte qu’au XX e siècle <strong>des</strong><br />

monuments commémoratifs se perchent<br />

toujours à l’angle <strong>des</strong> rues.<br />

Aux échappées de ciel que libèrent de<br />

longues rues étroites correspondent<br />

cou<strong>des</strong>, ruelles et portes de fortifications<br />

qui diaphragment la lumière comme<br />

les entrées préhistoriques.<br />

Devenu usage urbain, ce jeu du regard<br />

s’est élaboré. Toute maison est pourvue<br />

d’un balcon-oriel-moucharabieh-bowwindow<br />

qui saille en façade, combinant<br />

les habitu<strong>des</strong> <strong>des</strong> civilisations successives<br />

qui relâchèrent à La Valette. Distribution<br />

au long <strong>des</strong> rues, couleurs, état de<br />

vétusté, sont sources d’un pittoresque<br />

original. Des consoles, souvent sculptées<br />

de masques représentant <strong>des</strong> créatures<br />

fantastiques, Mercure, Gorgone la langue<br />

pendante faisant la nique au passant, portent<br />

ces encorbellements dont le fenestrage<br />

de bois protège de la lumière crue<br />

et <strong>des</strong> vents et, sans être vu, permet à<br />

l’habitant de plonger dans l’enfilade de la<br />

rue.<br />

Aux regards en coin, aux paupières micloses<br />

de ces maisons qui maîtrisent le<br />

regard social, répondent les yeux grands<br />

ouverts <strong>des</strong> luzzu 1 . Peints sur un modèle<br />

inspiré de la mer : sourcils sculptés en<br />

hélice de bigorneau, de mitridé ou en dau-<br />

152 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, <strong>incivilités</strong><br />

phin, iris rosé de coquillage, prunelle<br />

noire d’algue marine, leur regard magnétique<br />

fascine les esprits maléfiques. Cette<br />

domination visuelle de l’espace culmine<br />

dans la coupole de la cathédrale de Victoria<br />

où un trompe l’œil stupéfiant, simulant<br />

colonnade et caissons, aspire le<br />

regard.<br />

Le jeu de la vie se donne aussi à voir<br />

sur les scènes officielles de ce théâtre<br />

urbain. Suite au bombardement de 1940,<br />

l’Opéra reste ruine navrante, cicatrice<br />

silencieuse, mais le théâtre Manoel, jouet<br />

de poupée éclatant d’or et de blanc,<br />

demeure le temple de la voix. Rangées en<br />

alvéoles serrées, presque concentriques,<br />

les loges bourdonnent aux entractes<br />

comme un rucher.<br />

Mais, sur un autre théâtre, <strong>des</strong> scènes<br />

muettes, juxtaposées à la manière élisabéthaine,<br />

donnent à voir le jeu de la mort.<br />

Au sol de la cathédrale <strong>des</strong> saynètes architecturées,<br />

marquetées dans <strong>des</strong> marbres<br />

bleu, blanc, noir ou caramel, mettent en<br />

perspective, dans une mise en scène<br />

funèbre, les tombeaux <strong>des</strong> notables. Des<br />

squelettes camards miment la douleur<br />

ressentie et introduisent dans l’au-delà les<br />

décédés, présentant leur élogieuse épitaphe<br />

de visite à l’entrée de l’éternelle<br />

éden-party.<br />

À ce passage vers un monde autre<br />

règne la pénombre, le lisse et le froid. Ils<br />

contrastent avec la souffrance exacerbée,<br />

le cramoisi <strong>des</strong> tentures <strong>des</strong> églises, les<br />

têtes de Christs navrées d’épines acérées,<br />

les torses perforés de dards de saint Sébastien,<br />

le chef tranché de Saint-Paul. Ils donnent<br />

à voir le spectacle sanglant de la souffrance<br />

qu’ailleurs suggèrent <strong>des</strong> yeux<br />

excavés et <strong>des</strong> papillons de nuit butinant<br />

<strong>des</strong> crânes.<br />

Le siècle et demi d’occupation anglaise<br />

a laissé les séquelles d’une rencontre<br />

entre deux mon<strong>des</strong> opposés. Il fallut<br />

relooker chaleureusement les tristes autocars<br />

venus du Nord et accepter au marché<br />

de La Vallette <strong>des</strong> piles d’œufs blancs qui<br />

laissent à peine place à quelques œufs<br />

méditerranéens. Là est en germe la différence<br />

de philosophie entre ces mon<strong>des</strong>: le<br />

pragmatisme outrancier indifférent à un<br />

art de vivre fondé sur la sensualité et l’approche<br />

méridionale chaleureuse ouverte<br />

aux appétits ! Ce qui n’empêche pas <strong>des</strong><br />

camions de livraison d’afficher Miracle<br />

Food.<br />

Au-delà d’un pittoresque suranné dont<br />

témoignent les enseignes en verre gravé<br />

de boutiques empoussiérées : British<br />

Confectionery 1906, les chromos vieillots<br />

présentant dans les cafés le couple du roi<br />

Georges et de la Reine, encadrés au-<strong>des</strong>sus<br />

du comptoir comme <strong>des</strong> diplômes de<br />

qualité ou <strong>des</strong> attestations d’âge, au-delà<br />

<strong>des</strong> monuments de notables qui paradent<br />

face à la mer (Churchill a été ajouté), rien<br />

n’évoque plus cette opposition entre<br />

chaud et froid que l’église anglicane de<br />

Saint-Paul. En fait, elle rappelle plutôt le<br />

charme <strong>des</strong> petites églises du Strand mais,<br />

comparée aux autochtones, sa froide rectitude<br />

néoclassique en fait une architecture<br />

de glace qui aurait dérivé <strong>des</strong> mers<br />

septentrionales pour venir s’ancrer à La<br />

Valette. L’intérieur n’est guère plus chaleureux.<br />

Dans la vacuité dominante l’idole<br />

principale est un thermomètre monumental.<br />

Il ne marque pas le zéro Celsius<br />

attendu mais simule une poussée de mercure<br />

correspondant aux fonds recueillis<br />

par le Chaplaincy Restauration Appel<br />

Fund qui, il faut le reconnaître, atteignent<br />

dans la graduation une place honorable.<br />

Ici, les corps martyrisés ne sont pas de<br />

mise, le soin du corps <strong>des</strong> paroissiens<br />

l’emporte : pour les genoux, coussinets de<br />

plastique bleu ; pour les fesses, confort<br />

ouaté de coussins brodés au point de<br />

croix. Face à l’assemblée un panneau<br />

gothique affiche une succession de<br />

nombres. Cette fois, directement en rapport<br />

avec l’exercice du culte, ils indiquent<br />

les numéros <strong>des</strong> psaumes que chanteront<br />

les fidèles.<br />

297 Republic Street le dimanche<br />

matin, d’autres successions de nombres<br />

font l’objet d’un culte. Le lieu : un bel<br />

immeuble XIX e au rez-de-chaussée<br />

duquel se développe sur trois étages intérieurs<br />

un espace allongé comme une nef,<br />

scandé de colonnes doriques, couronné<br />

d’une galerie tournante à peine plus large<br />

qu’un balcon, close d’une rambarde en fer<br />

forgé.<br />

Là, il y a foule. Debout ou assis à de<br />

petites tables, les fidèles, souvent de petites<br />

gens aux regards inquiets ou fiévreux,<br />

concentrent leur attention sur <strong>des</strong> feuilles<br />

Gilbert Gar<strong>des</strong> La Valette 2001<br />

vertes, roses ou blanches dont beaucoup<br />

jonchent le sol piétinées sans ménagement.<br />

Un panneau, analogue à celui de<br />

Saint-Paul l’anglicane, révèle <strong>des</strong> nombres<br />

dont une voix céleste annonce par hautparleur<br />

la succession tandis qu’une seconde<br />

voix, bien terrestre, répète pour les<br />

inattentifs.<br />

Et, dans un silence immobile, dans une<br />

atmosphère chargée d’électricité invisible<br />

mais palpable, chacun se penche sur le<br />

papier qu’il détient. Mais de ces bouches<br />

aucun chant ne monte. Pour déchanter<br />

seulement elles s’entrouvrent. Un murmure,<br />

une exclamation, un soupir et les<br />

cases chiffrées <strong>des</strong> bulletins blancs, roses<br />

ou verts, cochées d’après la numérologie<br />

de la chance, sont abandonnées ou jetées<br />

au sol comme <strong>des</strong> espoirs déçus. Ici, la<br />

mystique du nombre est mystification de<br />

l’argent, c’est le temple du jeu de la foi et<br />

du hasard, celui de la loterie.<br />

Il est heureusement un sas inattendu<br />

entre ces mon<strong>des</strong>, l’échoppe du cordonnier.<br />

Assis aux heures d’ouverture, tel<br />

Joseph devant son établi — une image<br />

punaisée établit un parallèle —, il<br />

accueille clientes et clients qui sans interruption<br />

se succèdent. Dans cette kuba<br />

chromos publicitaires et religieux, photographies<br />

anciennes et modernes : dernier<br />

match de football, mariages, baptêmes,<br />

enterrements, félicités locales, juxtaposent<br />

leurs teintes vives ou défraîchies en<br />

opus incertum de papier. Objets votifs, <strong>des</strong><br />

chaussures éculées voisinent avec <strong>des</strong><br />

souliers flambants neufs et <strong>des</strong> instruments<br />

de la passion abandonnés en exvotos.<br />

Dans cette chapelle barokitsch on<br />

entre avec humilité, on se déchausse<br />

comme à la mosquée pour obtenir de la<br />

Pythie barbue en tablier de cuir un oracle<br />

sur la durée de vie de semelles usées par<br />

marches et démarches et de talons brisés<br />

sous le poids de la vie.<br />

C’est l’antre de la sibylle et le confessionnal<br />

où, le temps d’un ressemelage, on<br />

se raconte, on tient à jour <strong>des</strong> généalogies<br />

roturières, lointaines <strong>des</strong>cendantes <strong>des</strong><br />

généalogies héroïques de la geste antique.<br />

Qui dira jamais les bienfaits pour la<br />

mémoire <strong>des</strong> trottoirs défoncés ?<br />

La Méditerranée a légué à la capitale<br />

maltaise les marées auxquelles elle a<br />

renoncé. Un flot et un jusant journaliers<br />

que le soleil commande, sorte de respiration<br />

urbaine, insufflent à La Valette la<br />

vie.<br />

Dans Republic Street, à la fraîcheur du<br />

matin, monte le flux <strong>des</strong> populations campagnar<strong>des</strong><br />

et <strong>des</strong> non-résidants, venus<br />

travailler, que les autocars déversent. Sitôt<br />

l’astre à son zénith la rue se vide, comme<br />

par magie les piétons disparaissent dans<br />

l’ombre et la rue retourne à sa solitude.<br />

L’aventure d’Ulysse le montre, l’île est<br />

un monde clos difficile à quitter. Solitaires<br />

dans Victoria, suspendus au soleil<br />

de pignons aveuglants dans une ambiance<br />

surréaliste, de nouveaux séquestrés de<br />

Malte, oiseaux minuscules captifs de<br />

cages riquiqui s’égosillent de trilles à la<br />

liberté.<br />

Comme inscrit dans ses gènes, le<br />

baroque exsude de la personnalité mystique<br />

de La Valette. Il n’est pas jusqu’au<br />

ciel qui ne le déclare les soirs de janvier<br />

où, filtrant à travers les nuages, le soleil<br />

rayonne sur la ville, comme un ostensoir.<br />

Notes<br />

1. Bateau de pêche maltais caractéristique.<br />

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