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Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

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Il est bien difficile de rendre<br />

hommage à Pierre Bourdieu<br />

alors que la nouvelle de sa mort,<br />

tellement brutale, déclenche une émotion<br />

qui submerge. Pierre Bourdieu<br />

laisse une œuvre pour le moins conséquente,<br />

plus d’une vingtaine de livres,<br />

riche de concepts, de notions, d’inventions<br />

méthodologiques, le plaçant<br />

à côté <strong>des</strong> « grands sociologues ». Je<br />

ne commenterai pas ce travail, ce<br />

n’est pas le moment et Bourdieu n’aimait<br />

guère les « lectores » qui passent<br />

leur temps à gloser sans fin sur le travail<br />

<strong>des</strong> autres alors qu’il y a tant à<br />

faire. Bourdieu avait fait sienne depuis<br />

longtemps la phrase de Durkheim qui<br />

se moquait de ceux qui parlent sans<br />

cesse du monde social sans « jamais<br />

être entrés en commerce avec le détail<br />

<strong>des</strong> faits sociaux ». Je préférerais ici<br />

évoquer les ressorts de la passion de<br />

Pierre Bourdieu pour le métier de<br />

sociologue.<br />

Dire que l’habitus et la raison se<br />

conjuguaient chez lui pour l’amener<br />

à mettre et remettre son ouvrage cent<br />

fois sur le métier n’est pas suffisant.<br />

Héritier de Descartes, pratiquant le<br />

doute comme discipline de vie, il<br />

était encore plus un disciple de Pascal,<br />

lucide sur les ressorts <strong>des</strong> vanités<br />

auxquelles se raccroche l’homme<br />

sans Dieu. Bourdieu savait bien que<br />

« voué à la mort, cette fin qui ne peut<br />

être prise pour fin, l’homme est un<br />

être sans raison d’être ». Il lui reste<br />

alors à s’engager dans les luttes <strong>des</strong><br />

champs sociaux qui seules comblent<br />

Hommage<br />

à Pierre Bourdieu<br />

La passion de savoir<br />

156 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, <strong>incivilités</strong><br />

ce vide. Mais ces passions concurrentielles<br />

ne « marchent » que pour<br />

ceux qui adhèrent au jeu spécifique<br />

de chaque champ, qui en partagent les<br />

intérêts, qui en recherchent les<br />

enjeux, qui en somme, sont concernés<br />

par cette illusio particulière. Car pour<br />

qui n‘est pas dans le champ, la<br />

recherche <strong>des</strong> titres et <strong>des</strong> honneurs,<br />

<strong>des</strong> pouvoirs et <strong>des</strong> moyens et <strong>des</strong><br />

signes de pouvoir, est totalement illusoire.<br />

Mauss le disait déjà « tout phénomène<br />

social a en effet un attribut<br />

essentiel : qu’il soit un symbole, un<br />

instrument, une institution… il est<br />

encore arbitraire ». Pourtant ce<br />

constat pessimiste, renforcé d’ailleurs<br />

par la mise au jour de la force <strong>des</strong><br />

déterminismes sociaux, ne conduisait<br />

pas Pierre Bourdieu à une espèce de<br />

scepticisme fataliste, et, en cela, il<br />

était surtout un héritier de ces intellectuels<br />

du XVIII ème siècle qui espéraient<br />

de la connaissance un effet<br />

libérateur <strong>des</strong> contraintes pesant,<br />

lourdement, sur « l’humaine condition<br />

». Rien ne l’exprime mieux que<br />

cette phrase de sa leçon inaugurale du<br />

Collège de France : « la connaissance<br />

exerce par soi un effet qui me<br />

paraît libérateur, toutes les fois que<br />

les mécanismes dont elle établit les<br />

lois de fonctionnement doivent une<br />

part de leur efficacité à la méconnaissance,<br />

c’est à dire toute les fois<br />

qu’elle touche aux fondements de la<br />

violence symbolique ».<br />

Mais si Pierre Bourdieu a toujours<br />

été dans « le parti de la science » qui,<br />

CHRISTIAN DE MONTLIBERT<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

Université Marc Bloch<br />

plus que jamais, (aujourd’hui, alors<br />

qu’une sorte de processus de décivilisation,<br />

inverse du processus eliasien,<br />

est à l’œuvre) est celui de<br />

l’Aufklärung, ce n’était pas pour<br />

autant un adepte inconditionnel du<br />

pouvoir scientifique. Il a consacré de<br />

trop nombreuses étu<strong>des</strong> au champ<br />

intellectuel et au champ du pouvoir<br />

pour ne pas savoir les dangers d’une<br />

telle position ignorante de ses déterminations<br />

et de ses usages sociaux.<br />

Pour lui il ne s’agissait pas seulement<br />

de physique nucléaire, de chimie ou<br />

de manipulations biogénétiques mais<br />

aussi de la sociologie dont on ne peut<br />

que redouter les méfaits, aux conséquences<br />

souvent tragiques, lorsqu’elle<br />

« prétend présomptueusement<br />

transformer le monde sans en<br />

connaître tous les ressorts ».<br />

Si le sociologue ne peut pas prétendre<br />

à la position, bien analysée par<br />

Paul Bénichou, de phare éclairant l’humanité,<br />

il ne peut non plus, se transformer<br />

en conseiller chargé d’éclairer<br />

quelque monarque, aussi bien intentionné<br />

soit-il. Ayant renoncé à légiférer,<br />

pratiquant sans cesse la critique<br />

d’elle même, sachant analyser les abus<br />

de pouvoir qui sont commis en son<br />

nom, la sociologie de Pierre Bourdieu<br />

ne peut que refuser de répondre aux<br />

deman<strong>des</strong> <strong>sociales</strong>, pourtant nombreuses<br />

et attractives, qui veulent<br />

qu’elle fournisse <strong>des</strong> instruments de<br />

légitimation <strong>des</strong> dominations.<br />

Mais ces refus d’imposer ses vues<br />

ou de distribuer ses conseils ne ren-<br />

voient pas pour autant le sociologue<br />

vers la solitude du héros romantique<br />

affrontant seul, du haut d’une créativité<br />

d’origine mythique, les forces<br />

indomptées du monde social. Pierre<br />

Bourdieu n’avait rien « du noir prince<br />

d’Aquitaine en sa tour enfermé »<br />

de Gérard de Nerval ; au contraire il<br />

savait mieux que quiconque que le<br />

sociologue, comme tout un chacun,<br />

n’est pas « un sujet qui s’affronterait<br />

à la société comme à un objet constitué<br />

dans l’extériorité » et que, fut-il le<br />

plus novateur, il est d’abord un agent<br />

historiquement situé, un sujet social<br />

socialement déterminé, mais aussi<br />

une sorte de porte parole de l’histoire<br />

d’une société qui, à travers lui, se<br />

retourne un moment sur elle même,<br />

se réfléchit.<br />

Débarrassé de la tentation légiférante<br />

comme du mythe de la belle âme<br />

le sociologue peut dès lors se consacrer<br />

à son métier et, Pierre Bourdieu<br />

y excelle, prendre aux sérieux les travaux<br />

de ses prédécesseurs, les faire<br />

travailler, les confronter, les bousculer<br />

parfois, en un mot s’en servir pour<br />

créer une œuvre nouvelle qui les prolonge<br />

et les dépasse, en travaillant<br />

l’objet concerné comme les manières<br />

de parler de cet objet. Car pour éviter<br />

les pièges tendus à la science par<br />

l’illusio savante « pour rompre avec<br />

l’ambition qui est celle <strong>des</strong> mythologies,<br />

de fonder en raison les divisions<br />

arbitraires de l’ordre social et d’abord<br />

la division du travail et de donner ainsi<br />

une solution logique ou cosmologique<br />

au problème du classement <strong>des</strong><br />

hommes, la sociologie doit prendre<br />

pour objet au lieu de s’y laisser<br />

prendre, la lutte pour le monopole de<br />

la représentation légitime du monde<br />

social ».<br />

On comprend qu’il lui restait alors<br />

à pratiquer « le moins illégitime <strong>des</strong><br />

pouvoirs symboliques celui de la<br />

Un héritage sociologique<br />

Lorsque fut annoncée la disparition<br />

de P. Bourdieu, un<br />

souvenir me revint en<br />

mémoire. Dans le film que P. Carles<br />

a consacré à P. Bourdieu (La sociologie<br />

est un sport de combat), un passage<br />

m’avait en effet particulièrement<br />

frappé. Alors qu’il participe à<br />

une manifestation le sociologue est<br />

apostrophé par une jeune femme qui<br />

l’ayant reconnu lui exprime toute son<br />

admiration et affirme en substance<br />

que «sa sociologie a changé sa vie».<br />

Cette scène m’avait touchée, non pour<br />

la mise en scène de l’intellectuel<br />

militant (trait sous lequel la presse l’a<br />

à l’excès dépeint dans les jours qui<br />

suivirent sa disparition), ni pour<br />

l’exaltation du «grand homme», mais<br />

parce que cette formule trouvait une<br />

étrange résonance dans ma propre<br />

expérience de l’apprentissage de la<br />

sociologie.<br />

J’exagèrerais en disant que la sociologie<br />

de P. Bourdieu a changé ma vie.<br />

Mais, dans la mesure où la sociologie<br />

tout court a influé sur le cours mon<br />

existence (au moins parce qu’elle<br />

constitue mon métier …) et où j’ai<br />

appris la sociologie à travers l’œuvre<br />

de P. Bourdieu, je peux, si ce n’est<br />

faire mienne cette affirmation, au<br />

moins la comprendre. Pour une partie<br />

de la génération <strong>des</strong> sociologues à<br />

laquelle j’appartiens, les travaux de P.<br />

Bourdieu constituent en effet le vecteur<br />

principal à travers lequel nous en<br />

sommes venus à faire de la sociologie.<br />

Pour ceux qui frottèrent leurs culottes<br />

d’étudiants aux bancs <strong>des</strong> universités<br />

dans la décennie quatre-vingt le système<br />

de concepts forgé par P. Bourdieu<br />

science » surtout lorsque la science<br />

prend « la forme d’une science <strong>des</strong><br />

pouvoirs symboliques capable de restituer<br />

aux sujets sociaux la maîtrise<br />

<strong>des</strong> fausses transcendances que la<br />

méconnaissance ne cesse de créer et<br />

de recréer ». Poussé par cette passion<br />

de savoir Pierre Bourdieu a espéré<br />

faire reculer les fausses explications et<br />

surtout les fausses interventions sur le<br />

monde social qui loin d’en corriger<br />

les défauts en accentuent les méfaits<br />

et qui sont le lot de la magie : cette<br />

« hubris de l’ignorance, ignorante<br />

d’elle même, qui chassée du monde<br />

naturel, survit dans le rapport au<br />

monde social ».<br />

Pierre Bourdieu nous a quitté, mais<br />

la lutte de la sociologie continue.<br />

ÉRIC AGRIKOLIANSKY<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

Université Marc Bloch<br />

fut une référence majeure, qu’il s’agisse<br />

d’abord, au moment <strong>des</strong> premiers<br />

apprentissages, d’en surmonter l’abord<br />

ardu, puis à l’heure <strong>des</strong> premières<br />

recherches d’en éprouver le caractère<br />

heuristique face à au terrain. Qu’on se<br />

réclame de P. Bourdieu, qu’on en rejette<br />

au contraire vigoureusement les<br />

arguments, ou qu’on se situe (comme<br />

moi) dans une relation «d’usager critique»<br />

de la théorie, nous partageons<br />

pourtant presque tous le fait d’avoir dû<br />

nous situer, à un moment ou à un autre,<br />

par rapport à cette sociologie.<br />

Son influence a été forte notamment<br />

dans cet espace particulier <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong>, que je connais bien puisque<br />

j’en suis issu, qu’est la science politique.<br />

Longtemps marquée par la prégnance<br />

<strong>des</strong> catégories produites par les<br />

objets qu’elle étudie (les hommes et les<br />

157

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