26.06.2013 Views

Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

Dans la réflexion de Louis Dumont la hiérarchie<br />

suppose un système social fondé<br />

sur le lien et l’interdépendance <strong>des</strong> statuts,<br />

<strong>des</strong> valeurs au nom <strong>des</strong>quels justifier les<br />

principes de stratification sociale (âge,<br />

sexe, origine, religion, statut) et une<br />

dynamique d’échange qui est à la fois lien<br />

et « lieu permanent de réaffirmation <strong>des</strong><br />

valeurs ultimes de chaque société » (C.<br />

Barraud in Galey, 1984). Dans un système<br />

hiérarchique, à l’instar <strong>des</strong> sociétés<br />

aristocratiques étudiées par Tocqueville,<br />

« chacun aperçoit toujours plus haut que<br />

lui un homme dont la protection lui est<br />

nécessaire, et plus bas il en découvre un<br />

autre dont il peut demander le concours »<br />

(1981, cit. p. 126). Cette hiérarchie,<br />

aujourd’hui oblitérée, honteuse, pathologique,<br />

existe-t-elle dans les faits ? Cet<br />

article examine donc d’abord les trois<br />

aspects que prend dans nos villes la sacralisation<br />

du « jeune » - adoration, mise à<br />

l’écart et sentiment de danger - pour comprendre<br />

les dynamiques de cette condition<br />

liminale et esquisser une comparaison<br />

avec un modèle hiérarchique de société et<br />

de passage à l’âge adulte. Pour cela, une<br />

seconde partie tente d’expliquer un texte<br />

sur l’éducation <strong>des</strong> garçons tiré d’une tradition<br />

deux fois millénaire, de notre<br />

héritage, la liturgie de la Pâque juive.<br />

Adoration ■<br />

My heart leaps up when I behold<br />

A rainbow in the sky ;<br />

So was it when my life began,<br />

So is it now I am a man,<br />

So be it when I shall grow old,<br />

Or let me die !<br />

The Child is father of the man ;<br />

And I could wish my days to be<br />

Bound to each other by natural piety.<br />

(William Wordsworth 1807) 10<br />

Le phénomène de sacralisation de la<br />

jeunesse vient de très loin, mais il a subi<br />

assez récemment une accélération significative.<br />

Claude Lévi-Strauss, dans Le<br />

Père Noël supplicié (1952), fait remonter<br />

à 1945 le temps où la Nativité s’est entièrement<br />

transformée en fête de l’Enfance.<br />

Cette sacralisation de l’Enfant s’accompagne<br />

toujours davantage d’une mise à<br />

l’écart et d’un sentiment de danger : beaucoup<br />

de garçons préadolescents ne sortent<br />

qu’accompagnés, tels leur mère au même<br />

62 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, <strong>incivilités</strong><br />

âge, et les petits sont tôt prévenus qu’un<br />

adulte est un pédophile ou un ravisseur en<br />

puissance.<br />

Margaret Mead (1970) distingue les<br />

« cultures post-figuratives », où « les<br />

enfants se modèlent d’abord sur les générations<br />

précédentes », les « cultures cofiguratives<br />

», où « enfants et adultes se<br />

modèlent sur leurs pairs», et les «cultures<br />

pré-figuratives », où « les adultes apprennent<br />

aussi de leurs enfants ». Cela a le<br />

mérite de mettre le passage à l’âge adulte<br />

en perspective temporelle. Le modèle<br />

« pré-figuratif » décrit assez bien certaines<br />

situations et traumatismes propres<br />

à l’immigration : les jeunes apprennent<br />

aux vieux, remplissent les formulaires,<br />

alors qu’ils viennent souvent de cultures<br />

où ce modèle serait un outrage. La religion<br />

du progrès humain, l’adoration de la<br />

jeunesse sont également <strong>des</strong> caractères<br />

« pré-figuratifs ».<br />

La formulation prudente utilisée par<br />

Margaret Mead (« d’abord », « aussi »)<br />

sous-entend que les deux derniers<br />

modèles s’appuient sur le premier : sans<br />

transmission aucune culture ne survit.<br />

Seul le modèle « post-figuratif » est hiérarchique,<br />

alors que le modèle « pré-figuratif<br />

» détruit la hiérarchie : il ne prend en<br />

compte que les vivants, et parmi eux se<br />

focalise sur une seule génération, sans<br />

envisager ni les morts, ni les générations<br />

à naître. Le poème cité ci-<strong>des</strong>sus ne comporte<br />

qu’un trait « pré-figuratif » : la<br />

majuscule de Child. Cet Enfant est un<br />

article de foi en l’avenir, à l’intérieur<br />

d’une succession de générations renouvelées<br />

par le rite : pour que l’Enfant soit<br />

le père de l’homme, la transmission et la<br />

hiérarchie restent une nécessité. Je pense<br />

à l’image immortalisée par Virgile, puis le<br />

Bernin, d’Enée fuyant Troie, tenant par la<br />

main Ascagne et portant sur son dos<br />

Anchise, belle métaphore d’une famille<br />

pensée sur le modèle de la lignée agnatique,<br />

à laquelle manque donc aussi une<br />

figure féminine.<br />

Le projet «pré-figuratif» ne peut naître<br />

que dans une culture post-figurative, et il<br />

est partiel, non totalisant, instable : aucune<br />

société ne survit au sabordage de sa tradition,<br />

et un projet de société qui prend<br />

pour valeur ultime l’une de ses composantes<br />

générationnelles tend à s’immobiliser.<br />

L’absence de dialogue entre générations<br />

hypothèque l’avenir, la transmission<br />

est incontournable sous peine de sclérose.<br />

Le groupe « jeune » témoigne à cet<br />

égard d’une régression inquiétante. Être<br />

« jeune », signifie de moins en moins un<br />

passage initiatique déplaisant, mais nécessaire,<br />

vers l’indépendance, et toujours<br />

davantage une fin en soi, l’objet <strong>des</strong> désirs<br />

et <strong>des</strong> nostalgies. Les générations se<br />

renouvellent à reculons, inconsolables.<br />

La réflexion sur cette construction de<br />

« l’Enfant » remonte au moins aux<br />

Lumières. Rousseau remarque une nouvelle<br />

sacralité <strong>des</strong> besoins primaires <strong>des</strong><br />

enfants (à l’époque de Rousseau, et dans<br />

de nombreuses sociétés actuelles, ces<br />

remarques concernent seulement les<br />

garçons) :<br />

Les premiers pleurs <strong>des</strong> enfants sont <strong>des</strong><br />

prières : si on n’y prend pas garde elles<br />

deviennent bientôt <strong>des</strong> ordres ; ils commencent<br />

par se faire assister, ils finissent<br />

par se faire servir. (J. J. Rousseau :<br />

L’Émile ou de l’éducation, (1762) 1969,<br />

p. 123)<br />

Le credo humaniste dans le progrès<br />

conduit, selon Rousseau, à cette situation<br />

où les enfants sont sacrés: il faut leur<br />

céder, au risque « d’avoir pour chefs <strong>des</strong><br />

enfants. » Un éducateur rencontré à Cergy<br />

en 1997 en donne un exemple actuel:<br />

J’avais une action de justice pour un<br />

gamin qui avait été martyrisé par sa famille.<br />

Ce gamin se plaignait de sévices corporels.<br />

Ce gamin avait le mauvais œil<br />

comme son oncle. Il avait passé 6 ans au<br />

Congo, élevé par sa grand-mère paternelle.<br />

Il avait un comportement propre au<br />

mauvais œil, le chieur, comme l’oncle. Les<br />

parents le ramènent. Aux vacances suivantes<br />

il retournent là-bas, on lui fait les<br />

rites contre le mauvais œil, <strong>des</strong> coups sur<br />

les fesses suivis d’une application de<br />

piment, <strong>des</strong> «sévices ». Au retour il est<br />

scolarisé, se fait un copain maghrébin: «tu<br />

ne devrais pas accepter que l’on te tape, en<br />

France c’est interdit ! ». Le gamin apprend<br />

à se servir du système, il se victimise. Le<br />

copain maghrébin lui apprend comment<br />

parler à l’assistante sociale de l’école.<br />

Elle l’accompagne chez les flics, où il<br />

raconte les «sévices » qu’il a subis au<br />

Zaïre sans dire où. Les parents sont convoqués<br />

chez le juge <strong>des</strong> enfants: « on n’a pas<br />

le droit de mettre du piment sur l’anus du<br />

gamin ». Il est retiré à sa famille, et placé<br />

au foyer de l’enfance du département.<br />

Quand je suis devenu directeur d’une<br />

maison, on me l’a proposé en internat.<br />

J’ai dit non, mais je n’ai pas eu le choix.<br />

Patrick Ténoudji Comment " jeunesse " se passe<br />

Il ne travaillait pas. Je lui ai retenu son<br />

argent de poche. Il a porté plainte : « ils<br />

ne m’ont pas donné mon argent de<br />

poche ! ». Le magistrat à Beauvais a<br />

engueulé l’institution devant le jeune :<br />

« Vous n’avez pas le droit ! »<br />

Dans la pratique juridique, un<br />

« jeune », y compris majeur, n’est pas un<br />

sujet de droit, mais un enfant. Comme tel<br />

il a droit, suivant l’article 25 de la<br />

déclaration universelle <strong>des</strong> droits de<br />

l’Homme de 1948, à un « niveau de vie » :<br />

nourri, logé, blanchi, éduqué, sans compter<br />

les « bêtises » que la collectivité éponge.<br />

Que lui reste-t-il à désirer? D’autre<br />

part, entre pairs, la nécessité d’une éducation<br />

est de moins en moins valorisée, à<br />

un moment où elle devient plus longue et<br />

difficile. En même temps que le parcours<br />

d’éducation, le temps ralentit, la durée de<br />

dépendance s’allonge : l’abaissement de<br />

l’âge de la majorité n’a aucun sens quand<br />

celui de l’auto-suffisance s’élève. La fin<br />

de l’enfance, en France, est floue. Le<br />

dispositif dit de « protection de l’en<br />

fance » lâche ses pupilles à 21 ans,<br />

25 ans(dispositifs d’insertion), et même<br />

30 : l’un de ces dispositifs, le « contrat<br />

jeunes majeurs », échange explicitement<br />

une prolongation d’aide contre une prolongation<br />

de minorité. D’autre part très peu<br />

d’enfants (les fils d’agriculteurs -pas les<br />

filles -, et qui d’autre?) apprend un métier.<br />

Les autres « apprennent » tout court, dans<br />

un but qui leur est mystérieux. Plus le<br />

monde se complique, et plus le mystère<br />

entourant l’univers <strong>des</strong> adultes s’épaissit.<br />

Et si l’adulte n’est plus un modèle, à quoi<br />

bon apprendre ?<br />

Ce processus de sacralisation de la<br />

jeunesse depuis trois quarts de siècle a<br />

été analysé par Octavio Paz. Dans Points<br />

de convergence (1979) il en prédit la fin.<br />

Son hypothèse d’une tradition moderne<br />

de la rupture réinsère la modernité dans<br />

l’antique notion d’une nécessité universelle<br />

de passage par le chaos, pour régénérer<br />

et reconstruire la tradition : le passage<br />

<strong>des</strong> générations est pour Paz,<br />

comme le dieu Mars <strong>des</strong> Romains, une<br />

force qui, en défaisant violemment l’état<br />

passé d’une tradition, y compris son projet<br />

pour l’avenir, assure sa permanence<br />

sous une forme nouvelle :<br />

La tradition de la rupture n’implique<br />

pas seulement la négation de la tradition,<br />

mais également celle de la rupture.<br />

Quiconque sait qu’il appartient à<br />

une tradition se sait implicitement différent<br />

d’elle. La critique de la tradition<br />

commence comme conscience d’appartenir<br />

à une tradition. (Paz 1979<br />

p. 23)<br />

Paz resitue dans la continuité historique<br />

cette tradition de la rupture et envisage<br />

sa fin, par rupture avec la rupture. A<br />

l’échelle d’un siècle, en cette matière,<br />

toutes les ruptures sont <strong>des</strong> continuités :<br />

peu importe le projet, que la génération<br />

soit ou non « en rupture », le résultat sera<br />

toujours une transmission. La fortune et<br />

l’infortune du mot « jeune » accompagnent,<br />

outre le refus de vieillir, une valorisation<br />

et dévalorisation du progrès, du<br />

changement, de la crise et du conflit.<br />

Dans cette tradition, la rupture est imposée<br />

à la jeunesse, et non plus par elle, et<br />

délimite une catégorie, « les jeunes », qui<br />

s’oppose aux autres et demande <strong>des</strong> stratégies<br />

spécifiques de reconnaissance et de<br />

contrôle. Cette tradition construit une<br />

norme, un type monolithique au comportement<br />

connu et attendu. Or si la révolte<br />

devient une forme imposée intérieure à la<br />

société, où est l’extérieur, la limite fondatrice<br />

<strong>des</strong> normes, à partir de quel<br />

ailleurs (ré-) inventer l’avenir ? Dans ce<br />

cercle vicieux l’impulsion première, la foi<br />

dans le progrès, se perd.<br />

La tradition « post-figurative » se<br />

renouvelle, malgré <strong>des</strong> heurts dont<br />

témoigne, depuis Horace et Boèce, le<br />

débat sur « la coïncidence <strong>des</strong> opposés »<br />

au sein du réel ; la modernité pré-figurative<br />

a voulu dépasser ces contradictions<br />

par les Lumières et la dialectique du progrès.<br />

Dans la culture post-moderne, aux<br />

nombreux caractères « pré- » et « co-figuratifs<br />

», et où les Lumières n’ont plus<br />

d’évidence, la « coïncidence <strong>des</strong> opposés<br />

» n’est plus dépassable, elle devient<br />

tragédie.<br />

Mise à l’écart<br />

et liminarité ■<br />

Dans Si c’est un homme (1947) Primo<br />

Levi divise les prisonniers du camp de<br />

concentration en :<br />

Ceux qui se noient, et ceux qui savent<br />

nager. Les premiers, sont appelés<br />

« Musulmans », parce que tout le monde<br />

les ignorait comme s’ils l’étaient. Un<br />

homme en voie de dissolution, à qui il ne<br />

vaut pas la peine d’adresser la parole,<br />

puisqu’on sait qu’il se lamentera. Qui ne<br />

sait devenir Organisator, Kombinator ou<br />

Prominent finit Musulman. (ma traduction)<br />

Cette métaphore du «Musulman» invisible<br />

est presque prophétique. Les<br />

« jeunes » sont ici et aujourd’hui amalgamés<br />

aux musulmans, parce que tout le<br />

monde les ignore comme s’ils l’étaient, et<br />

que leur assimilation en tant qu’adultes<br />

pose un problème. Par suite les musulmans,<br />

pour la même raison, sont assimilés<br />

aux « jeunes », cercle vicieux : de proche<br />

en proche cet amalgame va très loin. La<br />

catégorie « jeunes » est associée à la trangression<br />

et à un sentiment de danger, auxquelles<br />

est associée la catégorie « musulman<br />

», et cette association en forme<br />

d’équation « jeunes » = « musulmans »,<br />

légitime une appellation stigmatisante, et<br />

oblige tous les porteurs de chaque critère<br />

à porter toute la marque d’étrangeté. Sortie<br />

de collège, un garçon de douze ans:<br />

– Qu’est-ce qu’un jeune?<br />

– Un Arabe qui vient racketter à la sortie<br />

du collège, ou un ado complètement<br />

naze, qui parle meuh, putain : tu vois le<br />

genre, un Arabe qui rackette pas! (Strasbourg<br />

2001)<br />

A la même question, une assistante<br />

sociale répond :<br />

« Jeune » signifie effectivement dans<br />

l’imaginaire collectif un être jeune,<br />

arabe, auteur d’<strong>incivilités</strong>, voire délinquant.<br />

(Mulhouse, 2000)<br />

Ce « chargé de mission contrat de<br />

ville » associe classiquement, à propos<br />

« d’<strong>incivilités</strong> » dans un « quartier », les<br />

types de l’enfant rebelle et de l’Arabe:<br />

La question se pose: est-ce un amusement?<br />

Est-ce l’ennui? Est-ce le Ramadan?<br />

(Mulhouse 1999)<br />

Le caractère multiple de l’appartenance<br />

inquiète. L’imaginaire sur le Ramadan<br />

évoque le charivari (dès la Renaissance<br />

« ramdam » = désordre bruyant) et la boucherie<br />

d’agneau (de Dieu?) dans la baignoire.<br />

« Musulman », cet impossible<br />

synonyme d'« Arabe », est employé dans<br />

<strong>des</strong> discours démontrant qu' « ils sont<br />

inassimilables » (Strasbourg 1999, tram).<br />

Les religions du Livre mettent un individu<br />

en relation avec Dieu: pourquoi les Musulmans<br />

sont-ils dangereux? Cet acharnement<br />

laisse à penser que le christianisme est plus<br />

essentiel à l’identité collective de la fille<br />

aînée de l’Église que ne l’affirme la vulgate<br />

républicaine.<br />

63

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!