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Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

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La genèse sociale<br />

du sujet<br />

Les formes fétichisées de l’individualité<br />

dans la socialité moderne<br />

« Le plus interne est en même temps le<br />

plus externe » (Hegel)<br />

Car « l’essence de l’homme n’est pas<br />

une abstraction inhérente à l’individu<br />

isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble<br />

<strong>des</strong> rapports sociaux » (Marx)<br />

Il n’y a d’individualité que sociale,<br />

c’est entendu. Mais cela signifie du<br />

même coup qu’il n’existe pas une seule et<br />

même forme d’individualité, que la figure<br />

de l’individualité varie au contraire<br />

dans l’espace <strong>des</strong> formes sociétales et le<br />

temps historique.<br />

Nous nous en rendons compte, par<br />

exemple, lorsque que nous comparons le<br />

statut de l’individu dans les sociétés<br />

capitalistes développées, celles où la<br />

socialité est principalement façonnée par<br />

les exigences de reproduction du capital,<br />

à son statut dans les sociétés précapitalistes<br />

ou capitalistes archaïques. Des<br />

secon<strong>des</strong> aux premières, on passe d’un<br />

individu pris dans <strong>des</strong> rapports de dépendance<br />

personnels : famille, clan, tribu,<br />

communauté, ordre ou caste, à un individu<br />

relativement libéré de tels rapports<br />

mais pris dans <strong>des</strong> rapports de dépendance<br />

impersonnels à l’égard d’abstractions<br />

<strong>sociales</strong> : le marché, l’argent, le<br />

capital, le droit, l’Etat, les médias, ce que<br />

108 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, <strong>incivilités</strong><br />

j’appellerai par la suite <strong>des</strong> rapports<br />

sociaux réifiés.<br />

Partant de ce constat, je voudrais ici<br />

tenter une approche du sujet (concept et<br />

réalité) par un double biais. D’une part,<br />

en faisant de ce dernier une forme 1 sociohistorique<br />

particulière de l’individualité :<br />

la forme que prend cette dernière précisément<br />

dans le cadre de cette socialité<br />

façonnée par les exigences de reproduction<br />

du capital. D’autre part, en montrant<br />

qu’à ce titre, l’individualité contemporaine,<br />

solidaire de la forme-sujet, entretient<br />

<strong>des</strong> rapports profondément contradictoires<br />

avec le processus de réification<br />

<strong>des</strong> rapports sociaux, qui marque cette<br />

socialité dans son ensemble, et les divers<br />

fétichismes qui en résultent. Elle est à la<br />

fois la résultante générale de ces fétichismes,<br />

et à ce titre elle-même une<br />

forme fétichisée de l’individualité ; et le<br />

résidu irréductible de ce processus de réification,<br />

un pôle de résistance face au<br />

processus d’expropriation généralisée que<br />

la réification implique. Ce qui annonce le<br />

dépassement possible et nécessaire de la<br />

forme-sujet.<br />

Ainsi s’explique la contradiction qui<br />

définit d’emblée la forme-sujet de l’individualité<br />

: individualité libre de tout rapport<br />

personnel de dépendance, se voulant<br />

ALAIN BIHR<br />

Université de Haute-Alsace<br />

& UMR du CNRS 7043<br />

"Cultures et sociétés en Europe"<br />

centre autonome de décision et d’action,<br />

et sommée de se comporter et de se penser<br />

comme telle par l’ensemble <strong>des</strong> structures<br />

constitutives de la socialité capitaliste<br />

; et en même temps individualité<br />

soumise, assujettie à une série de fétiches<br />

sociaux, de rapports sociaux réifiés. Dans<br />

cette mesure même, le mot sujet, avec son<br />

double sens d’entité souveraine et<br />

d’élément asservi, convient parfaitement<br />

à la dénomination de la forme contradictoire<br />

de l’individualité contemporaine.<br />

Retour sur le concept<br />

de fétichisme ■<br />

Revenons sommairement sur le<br />

concept de fétichisme, tel du moins qu’il<br />

a été élaboré dans une certaine tradition<br />

marxiste 2 .<br />

La formule générale du fétichisme est<br />

celle que Marx a dégagée dans son analyse<br />

critique du fétichisme de la marchandise,<br />

de la monnaie et du capital : le<br />

fétichisme, c’est la réification <strong>des</strong> rapports<br />

sociaux doublée de la personnification<br />

<strong>des</strong> choses. Tout fétichisme résulte<br />

donc d’un double processus, l’un<br />

objectif, l’autre subjectif, inextricablement<br />

mêlés :<br />

Alain Bihr La genèse sociale du sujet<br />

- La réification de rapports sociaux :<br />

un rapport social réifié est un rapport à tel<br />

point aliéné: extériorisé, autonomisé dans<br />

son fonctionnement, échappant à la maîtrise<br />

<strong>des</strong> acteurs sociaux qu’il relaie<br />

(médiatise), qu’il leur apparaît avec la<br />

consistance (l’objectivité, l’impersonnalité,<br />

la dureté) d’une chose (res en latin),<br />

d’une réalité substantielle existant en et<br />

par elle-même.<br />

- La personnification de ce rapport réifié:<br />

cette réalité sociale d’apparence substantielle<br />

fait l’objet de la part <strong>des</strong> acteurs<br />

sociaux qu’ils médiatisent d’investissements<br />

affectifs (sur la base de leurs intérêts<br />

sociaux mais aussi de leurs désirs<br />

inconscients) et de projections fantasmatiques<br />

qui les font apparaître comme <strong>des</strong><br />

personnes, <strong>des</strong> sujets, <strong>des</strong> êtres doués de<br />

désir, de volonté, de projets.<br />

Le résultat général de ce double mouvement<br />

est que le fétiche apparaît, à la fois<br />

objectivement et subjectivement, pratiquement<br />

et imaginairement, comme une<br />

puissance transcendante, surnaturelle et<br />

surhumaine, inconnue, mystérieuse, à la<br />

fois fascinante et redoutable, dans laquelle<br />

les hommes ne reconnaissent plus leurs<br />

propres puissances <strong>sociales</strong> extériorisées.<br />

Ainsi, au sens où je prends ici ce<br />

terme, un fétiche n’est pas une réalité<br />

purement fantasmatique: c’est un rapport<br />

social réifié, une puissance sociale autonomisée<br />

qui, en ayant pris une apparence<br />

transcendante à l’égard <strong>des</strong> acteurs<br />

sociaux, fait l’objet d’un investissement<br />

affectif et d’une projection fantasmatique<br />

de leur part, qui aggravent encore leur<br />

apparence d’autonomie et de transcendance.<br />

La suite de l’article va passer en revue<br />

les principaux fétiches engendrés par les<br />

rapports sociaux capitalistes, en montrant<br />

comment de ce processus de réification<br />

généralisée de la pratique sociale<br />

émerge cette figure contradictoire qu’est<br />

la forme-sujet de l’individualité, ellemême<br />

forme fétichisée. Je me propose<br />

ainsi de reconstituer en quelque sorte la<br />

généalogie sociale du sujet.<br />

Le sujet économique ■<br />

Les rapports capitalistes de production<br />

se caractérisent, en un sens, par une extension<br />

(spatiale) et une expansion (sociale)<br />

sans précédent <strong>des</strong> rapports marchands et<br />

monétaires : tout y entre dans l’échange<br />

marchand, à commencer par les moyens<br />

de production et les forces de travail.<br />

Ainsi, considérée sous l’angle du seul procès<br />

de circulation, l’économie capitaliste<br />

constitue une économie marchande généralisée,<br />

métamorphosée en circulation<br />

d’une multitude de capitaux concurrents.<br />

C’est donc aussi au sein de cette circulation<br />

qu’émerge et prend consistance la<br />

forme-sujet de l’individu. Avec sa double<br />

face d’autonomie personnelle et d’hétéronomie<br />

réifiée.<br />

La généralisation <strong>des</strong> rapports<br />

d’échange marchand suppose tout à la<br />

fois un développement de la division<br />

sociale du travail poussée jusqu’à ses plus<br />

extrêmes conséquences ; la dissolution<br />

<strong>des</strong> rapports d’appartenance communautaire<br />

(familiale, tribale, communale, corporative)<br />

; en définitive l’isolement<br />

concurrentiel <strong>des</strong> individus sur le marché.<br />

La généralisation <strong>des</strong> rapports marchands<br />

tend donc à produire cette abstraction<br />

sociale qu’est l’individu privé, c’est-àdire<br />

séparé <strong>des</strong> autres, libre de toute<br />

attache à l’égard d’autrui autre que celles<br />

auxquelles il consent dans et par <strong>des</strong><br />

rapports d’échange, censé faire valoir<br />

face à autrui, dans <strong>des</strong> rapports concurrentiels,<br />

ses seuls intérêts singuliers de<br />

propriétaire privé, fût-ce de sa simple<br />

force de travail. C’est le règne de<br />

« l’unique et (de) sa propriété» pour<br />

parodier la formule de Max Stirner ; de ce<br />

qui, depuis Adam Smith, a été théorisé<br />

comme homo œconomicus.<br />

L’individu conquiert ainsi son statut de<br />

sujet dans la séparation et l’opposition<br />

(«la guerre de tous contre tous» déjà<br />

relevée par Thomas Hobbes) qu’implique<br />

la concurrence marchande. Là, au sein de<br />

l’arène du marché, chacun peut « librement»,<br />

i.e. en dehors de tout rapport de<br />

dépendance direct à l’égard d’autrui et <strong>des</strong><br />

intérêts (affectifs, moraux, esthétiques,<br />

érotiques, etc.) qui s’y rattachent, faire<br />

valoir ses talents et faire fructifier son<br />

bien en conséquence. Chacun pour soi et<br />

le marché libre pour tous, telle est la<br />

morale élémentaire au sein de laquelle<br />

émerge la forme-sujet.<br />

Simultanément cependant, au fur et à<br />

mesure où s’affirme son autonomie basée<br />

sur la séparation concurrentielle d’autrui,<br />

ce même individu va se trouver de<br />

plus en plus dépendant d’abstractions qui<br />

auront nom productivité moyenne du tra-<br />

vail social, valeur, prix, taux de plusvalue,<br />

taux de profit, taux d’intérêt, taux<br />

de croissance, résultantes générales<br />

(moyennes) de la somme <strong>des</strong> initiatives et<br />

activités privées, néanmoins maîtrisées<br />

par aucun <strong>des</strong> échangistes parce qu’essentiellement<br />

imprévisibles. Dans ces<br />

abstractions marchan<strong>des</strong> et monétaires,<br />

les individus ne reconnaissent d’ailleurs<br />

plus les résultats de leurs propres activités,<br />

mais ils en font <strong>des</strong> propriétés intrinsèques<br />

<strong>des</strong> choses (marchandises, argent,<br />

capital, procès social de production),<br />

fonctionnant avec la dureté de « lois »<br />

inflexibles. Tel est le mécanisme du fétichisme<br />

économique dévoilé et analysé par<br />

Marx.<br />

La réification marchande, monétaire et<br />

capitaliste <strong>des</strong> rapports de production<br />

donne ainsi naissance à un sujet économique<br />

dont toute l’autonomie consiste en<br />

définitive à biaiser avec ces « lois », en<br />

cherchant à tirer profit (dans tous les<br />

sens du mot) de l’écart entre la variante<br />

individuelle et la moyenne statistique.<br />

C’est à la décimale près que l’on peut<br />

alors mesurer ses degrés de liberté…<br />

Le sujet juridique ■<br />

Le rapport économique (rapport<br />

d’échange marchand), pour central qu’il<br />

soit, n’épuise pas, de loin, la socialité<br />

capitaliste. Il se double nécessairement<br />

d’un rapport juridique (rapport de droit)<br />

qui contribue, lui aussi, à l’émergence et<br />

à la constitution de la forme-sujet de l’individu.<br />

En effet, pour que l’échange marchand<br />

puisse avoir lieu, il faut que les échangistes<br />

se rapportent les uns aux autres de<br />

manière contractuelle, en respectant deux<br />

principes essentiels, fondements de tout<br />

l’univers juridique, constitutifs de la<br />

subjectivité juridique :<br />

– Celui de l’autonomie de la volonté :<br />

chaque individu, est présumé posséder<br />

une volonté libre que l’acte d’échange est<br />

censé préserver, aux obligations près découlant<br />

de ses engagements contractuels.<br />

– Celui de la réciprocité <strong>des</strong> engagements,<br />

chaque individu acquérant <strong>des</strong><br />

droits et <strong>des</strong> devoirs proportionnés à ceux<br />

<strong>des</strong> autres parties contractantes (soit <strong>des</strong><br />

autres échangistes).<br />

Ainsi la forme-sujet revêtue par l’individu<br />

se dédouble-t-elle. Au sujet éco-<br />

109

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