Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales
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fois de plus d’une abstraction. A cette<br />
condition, mais à cette condition seulement,<br />
l’obéissance aux injonctions du<br />
pouvoir est compatible avec l’autonomie<br />
de la volonté exigée du sujet, puisqu’elle<br />
n’est en définitive que soumission aux<br />
conditions qui assurent son existence en<br />
tant que sujet ainsi que l’exercice de sa<br />
liberté contractuelle.<br />
Le pouvoir public impersonnel, garant<br />
de l’ordre civil, se pose donc face à tous<br />
les sujets de la société civile comme leur<br />
représentant général : il représente et<br />
garantit les droits de chacun d’entre eux<br />
face à tous les autres, en édictant <strong>des</strong><br />
normes juridiques communes (fonction<br />
administrative), en réglementant leurs<br />
conflits (fonction judiciaire) et en réprimant<br />
leurs infractions (fonction policière).<br />
Ainsi, dans les conditions <strong>sociales</strong><br />
façonnées par la généralisation <strong>des</strong> rapports<br />
d’échange, en plus de ses formes de<br />
sujet économique, de sujet juridique et de<br />
sujet éthique, l’individu revêt la forme de<br />
sujet politique, de sujet de la loi, en un<br />
mot : de citoyen. Et sujet de la loi, il l’est<br />
ici encore doublement : en tant qu’il en<br />
est l’auteur, puisqu’il lui est assuré le<br />
droit de participer, à égalité d’obligation<br />
et de prétention avec tous les autres<br />
sujets, au processus de son élaboration ;<br />
et en tant qu’il y est inversement soumis,<br />
comme tous les autres sujets. Ce qui fait<br />
dire à Rousseau que la liberté politique<br />
est « obéissance à la loi que l’on s’est<br />
donnée». Formule paradoxale dans<br />
laquelle on retrouve bien la contradiction<br />
interne à la forme-sujet que je n’ai cessé<br />
de souligner.<br />
Le sujet rationnel ■<br />
Plus nous avançons dans l’analyse de<br />
la forme-sujet, plus nous en découvrons<br />
l’abstraction. Et nous allons franchir un<br />
degré supplémentaire dans cette abstraction<br />
en examinant l’ultime aspect de cette<br />
forme, le sujet rationnel.<br />
Car l’évolution quotidienne de l’individu<br />
dans ce « royaume de l’abstraction»<br />
qu’est l’univers social façonné par la<br />
généralisation de la circulation marchande<br />
et capitaliste, le contraint à se poser<br />
(pratiquement) et à se penser (idéologiquement)<br />
comme sujet rationnel. A propos<br />
du moindre de ses actes, il lui faut<br />
subsumer ses particularités concrètes,<br />
112 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, <strong>incivilités</strong><br />
donc se subsumer lui-même en tant qu’individu,<br />
sous <strong>des</strong> déterminations abstraites<br />
et générales, se mesurer (dans tous les<br />
sens du mot) aux exigences de ces dernières.<br />
Qu’il s’agisse de déterminer ou de<br />
garantir la valeur économique, juridique,<br />
éthique ou politique d’un objet, d’un acte,<br />
d’une parole, c’est à chaque fois la réduction<br />
d’une particularité concrète à la généralité<br />
abstraite d’une règle formelle qui est<br />
exigée de lui. Bref, chacun de ces actes le<br />
requiert comme sujet rationnel.<br />
Plus exactement : comme sujet d’une<br />
rationalité formelle et instrumentale.<br />
Rationalité formelle, trouvant son paradigme<br />
dans les disciplines logico-mathématiques,<br />
puisqu’elle se réduit en définitive<br />
à vérifier la conformité d’un réalité<br />
déterminée à un ensemble de règles formelles.<br />
Mais aussi rationalité instrumentale,<br />
c’est-à-dire capacité à adapter les<br />
moyens à <strong>des</strong> fins déterminées. Car l’exigence<br />
de conformité à ces règles générales<br />
une fois posée, toute la démarche du<br />
sujet ne peut que consister en un « calcul»<br />
<strong>des</strong> moyens adaptés à la réalisation <strong>des</strong> ses<br />
propres fins singulières dans le cadre<br />
fixé par les rapports réifiés. Ce n’est<br />
donc pas seulement l’homo œconomicus,<br />
le sujet économique, qui se trouve ainsi en<br />
proie au désir et à l’exigence d’une « optimisation»<br />
de sa démarche, mais le sujet<br />
tout entier, dans la totalité de ses déterminations.<br />
Et qu’on ait pu, à la suite de Descartes,<br />
voir dans ces « règles pour la direction de<br />
l’esprit» le moyen pour l’individu-sujet<br />
d’assurer sa liberté ne fait que souligner<br />
une fois de plus la contradiction interne à<br />
la forme-sujet. Puisque l’autonomie qui<br />
est ainsi instituée se réduit en définitive à<br />
la capacité de l’individu de respecter<br />
toutes les procédures formelles de cette<br />
rationalité instrumentale, capacité que les<br />
classiques nommèrent « l’entendement».<br />
En définitive, dans l’univers social<br />
réifié par la prédominance <strong>des</strong> rapports<br />
capitalistes de production, l’autonomie de<br />
l’individu n’est possible que dans les<br />
limites de sa soumission à une série d’abstractions<br />
: la loi de la valeur, les déterminations<br />
juridiques, l’impératif catégorique<br />
de la loi morale, la loi politique, les<br />
préceptes de la rationalité instrumentale.<br />
A l’intérieur de cet univers, on peut dire<br />
que l’individu est soumis à un véritable<br />
procès d’assujettissement : il est sommé<br />
de se comporter en sujet, soit en individu<br />
à la fois libre et responsable, en conformant<br />
sa volonté et ses actes aux cadres a<br />
priori <strong>des</strong> différentes formes fétichisées<br />
dont nous avons dressé l’inventaire 7 .<br />
Vers un dépassement<br />
de la forme-sujet ■<br />
Ainsi, au sein <strong>des</strong> rapports sociaux réifiés<br />
qui constituent la socialité capitaliste,<br />
l’individu revêt-il une forme spécifique:<br />
celle du sujet. Résultat de toute une<br />
série de fétichismes (économique, juridique,<br />
éthique, politique, philosophique),<br />
la forme sujet se trouve elle aussi fétichisée,<br />
en définitive : de forme historique de<br />
l’individualité, oeuvre d’une socialité<br />
caractérisée par l’impérialisme de la<br />
circulation marchande et capitaliste, elle<br />
apparaît comme une qualité intrinsèque,<br />
immanente, naturelle de l’individu. Ce<br />
qu’exprime banalement l’individualisme<br />
pratique et idéologique qui triomphe, sous<br />
de multiples formulations, au sein de la<br />
modernité: l’exaltation de l’individu-sujet<br />
comme figure accomplie de l’humanité,<br />
comme forme suprême de l’existence<br />
humaine.<br />
Pareil individualisme demande bien<br />
évidemment à être critiqué, dans ses<br />
implications politiques notamment. Mais<br />
il demande encore bien plus à être dépassé.<br />
L’exigence est ici de déterminer ce que<br />
pourrait être une forme supérieure de<br />
l’individualité humaine, solidaire d’une<br />
socialité libérée <strong>des</strong> entraves que lui<br />
imposent les différents fétichismes<br />
précédemment évoqués, capable cependant<br />
de recueillir et d’assumer l’héritage<br />
positif (progressiste) de sa forme-sujet, et<br />
notamment l’autonomie qu’elle lui a permis<br />
de conquérir. L’analyse de ce que<br />
pourrait être une telle forme sort du propos<br />
de cet article. Je me contenterai ici<br />
d’indiquer les contradictions qui minent<br />
cette forme et qui en rendent le dépassement<br />
à la fois possible et nécessaire.<br />
La première est celle sur laquelle je<br />
n’ai pas cessé de focaliser mon analyse,<br />
dans la mesure où elle définit précisément<br />
la forme-sujet : celle entre l’autonomie<br />
et l’hétéronomie. Le mouvement<br />
même par lequel l’individu se<br />
trouve autonomisé relativement à tout<br />
rapport de dépendance personnelle est,<br />
simultanément, celui qui l’aliène en le<br />
soumettant à un ensemble d’abstractions<br />
Alain Bihr La genèse sociale du sujet<br />
<strong>sociales</strong> : de rapports sociaux réifiés. Ce<br />
qui m’intéresse ici, c’est précisément la<br />
possibilité pour l’individu de tirer parti de<br />
l’autonomie conquise sur les anciens rapports<br />
personnels de dépendance pour<br />
résister et lutter contre les actuels rapports<br />
de dépendance réifiés. Ce qui lui<br />
permet de se poser en résidu irréductible<br />
du processus de réification dont il émerge<br />
cependant, premier gage d’un dépassement<br />
possible de ces structures réifiées<br />
et partant de la forme-sujet à laquelle<br />
elles donnent naissance<br />
De cette contradiction constitutive de<br />
la forme-sujet en tant que telle découlent,<br />
en partie, celles entre les différents<br />
aspects de cette forme, entre ses différentes<br />
déterminations (économique, juridique,<br />
éthique, politique, philosophique)<br />
que nous avons passées en revue. Ainsi,<br />
l’affirmation de la souveraineté juridique<br />
<strong>des</strong> individus est-elle la condition nécessaire<br />
en même temps que contradictoire<br />
de l’autonomisation du produit du travail<br />
social à leur égard, donc de la réification<br />
marchande. Souveraineté largement illusoire,<br />
dès lors, puisqu’elle n’est que<br />
simple liberté individuelle de participer à<br />
l’aliénation générale et égalité formelle<br />
face aux conditions de cette aliénation. De<br />
même la moralité formelle du rapport<br />
d’échange ne fait que couvrir son immoralité<br />
réelle : l’exigence faite à chacun <strong>des</strong><br />
échangistes de respecter la personne de<br />
l’autre en tant que telle, de la traiter en fin<br />
en soi, n’empêche aucun d’entre eux de<br />
chercher à « rouler» l’autre, en le réifiant<br />
comme moyen au service de ses propres<br />
fins d’enrichissement. Les exigences<br />
matérielles (les intérêts) dont est porteur<br />
le sujet économique entrent ici en contradiction<br />
avec les exigences morales (les<br />
idéaux) dont est porteur le sujet éthique.<br />
Et, dans La question juive, le jeune Marx<br />
avait déjà souligné la contradiction entre<br />
l’homme privé et le citoyen : entre le<br />
sujet économique égoïste de la société<br />
civile, aliéné aux puissances de la marchandise,<br />
de l’argent et du capital, pris<br />
dans <strong>des</strong> rapports de concurrence et d’inégalité<br />
à tous les autres, d’une part ; et le<br />
sujet politique, réputé jouir de la liberté et<br />
de l’égalité juridique et civique, dans le<br />
cadre de la communauté politique instituée<br />
par l’Etat démocratique, d’autre part.<br />
Autant de contradictions qui ne font en<br />
définitive que souligner la caractère abstrait<br />
de la forme-sujet et l’irréductibilité<br />
de l’individu, tel qu’il existe dans l’entrelacement<br />
<strong>des</strong> rapports sociaux, à son<br />
égard. Autrement dit, en définitive, la<br />
contradiction entre la forme-sujet et son<br />
contenu : l’individualité concrète, trop<br />
riche pour se réduire à cette forme.<br />
Contradiction qui se retrouve au cœur <strong>des</strong><br />
<strong>incivilités</strong> et <strong>des</strong> débats qu’elles font<br />
naître.<br />
Abstraite comme toute forme, la<br />
forme-sujet dépouille en effet l’individualité<br />
concrète, telle qu’elle se forme et<br />
se joue dans la multiplicité complexe <strong>des</strong><br />
rapports, pratiques, rôles et statuts<br />
sociaux, de la majeure partie de ses<br />
déterminations, pour ne retenir que celles<br />
qui conviennent aux exigences <strong>des</strong> rapports<br />
constitutifs de la socialité capitaliste.<br />
En soumettant le rapport au monde (à<br />
l’univers social) et le rapport aux autres à<br />
une série d’abstractions réifiantes, elle<br />
n’ouvre à l’individu d’autre voie que celle<br />
de l’affirmation solitaire et narcissique,<br />
dans la séparation et l’opposition concurrentielle<br />
avec les autres individus. Elle<br />
tend ainsi à vider l’individualité concrète<br />
de son contenu, et la plonge en définitive<br />
dans une crise chronique 8 , rendant d’autant<br />
plus urgente son propre dépassement,<br />
ainsi que celui <strong>des</strong> rapports réifiés<br />
dont elle est solidaire.<br />
Notes<br />
1. J’emprunte le concept de forme à Henri<br />
Lefebvre dont l’œuvre fournit plusieurs<br />
esquisses d’une « théorie générale <strong>des</strong><br />
formes », notamment dans Le droit à la<br />
ville, Paris, Anthropos, 1967; La vie quotidienne<br />
dans le monde moderne, Paris,<br />
Gallimard, 1968 ; De l’État, tome III,<br />
Paris, UGE (10/18), 1977.<br />
2. A partir de l’analyse par Marx du fétichisme<br />
marchand, monétaire et capitaliste<br />
dans Le Capital. Cf. Georges Lukacs,<br />
Histoire et conscience de classe, 1923,<br />
traduction française, Paris, Editions de<br />
Minuit; Henri Lefebvre et Norbert Guterman,<br />
La conscience mystifiée, 1935,<br />
réédition, Paris, Le Sycomore, 1979;<br />
Jean-Marie Vincent, Fétichisme et société,<br />
Paris, Anthropos, 1973; Joël Martine,<br />
L’or, la parole, l’Etat, Paris, Anthropos,<br />
1979.<br />
3. Les développements suivants consacrés<br />
aux aspects juridiques, éthique et politique<br />
de la forme-sujet ont été partiellement<br />
inspirés par la lecture du remarquable<br />
ouvrage de E. B. Pasuskanis, La<br />
théorie générale du droit et le marxisme,<br />
traduction française, traduction Paris,<br />
EDI, 1970.<br />
4. Le concept de société civile ne se réduit<br />
pas d’ordinaire à la seule contractualisation<br />
généralisée <strong>des</strong> rapports sociaux.<br />
Apparue au XVIII e siècle, la notion<br />
recouvre en fait la tentative menée par la<br />
bourgeoisie montante d’élaborer un style<br />
de vie propre, une civilisation (les deux<br />
mots sont en rapport étroit). Les différents<br />
éléments de cette civilisation sont<br />
connus: l’individu privé et ses vertus (le<br />
bon sens, la moralité, le goût); la civilité<br />
dans les rapports interpersonnels (cf. à ce<br />
sujet l’ouvrage de Norbert Elias La Civilisation<br />
<strong>des</strong> mœurs, trad. Calmann-Lévy,<br />
1973) ; la discussion publique comme<br />
mode de régulation <strong>des</strong> conflits politiques<br />
et la démocratie parlementaire<br />
comme forme du pouvoir politique; enfin<br />
« les droits de l’homme et du citoyen »<br />
comme valeurs suprêmes. En fait, ainsi<br />
que le présent article le montre au moins<br />
partiellement, ces différents moments de<br />
la société civile se rattachent bien à la<br />
contractualisation <strong>des</strong> rapports sociaux.<br />
5. Cf. notamment La généalogie de la morale,<br />
traduction française Mercure de France.<br />
6. Cf. Fondements de la métaphysique <strong>des</strong><br />
mœurs, traduction Delbos, Delegrave ; et<br />
Critique de la raison pratique, traduction<br />
Picavet, PUF.<br />
7. L’histoire de ce procès d’assujettissement<br />
reste à écrire. En étudiant les « techniques<br />
disciplinaires » par lesquelles le sujet<br />
classique s’est formé, Michel Foucault lui<br />
a cependant en partie déjà ouvert la voie.<br />
Cf. notamment Surveiller et punir, Paris,<br />
Le Seuil, Paris, Gallimard, 1975.<br />
8. Cf. notamment Gilles Lipovetsky, L’ère<br />
du vide, Paris, Gallimard, 1983; Gérard<br />
Mendel, Cinquante deux millions d’individus<br />
sans appartenance, Paris, Gallimard,<br />
1983; ainsi que mes propres essais,<br />
« Le traumatisme ordinaire » et « Parcours<br />
de la xénophobie », L’actualité<br />
d’un archaïsme, Lausanne, Editions Page<br />
deux, 1998.<br />
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