Le Royaume d\'icare

Du Talmud et de la Cabale, le petit ne retient que les combinaisons
de nombres. On en fera un comptable, se dit le
rabbin. L’engouement pour les chiffres est si rare. Ekenstein
se passionne pour la géométrie d’Euclide, qu’il découvre en
même temps que les échecs dans deux volumes achetés à
Varsovie chez un brocanteur du port, à douze ans. Décalage
horaire corrigé, à l’instant où la monnaie tombe dans la main
du marchand, la main d’Eising couche son roi dans un café
à Montréal. Le champion vient d’être détrôné. Si le jeune
Ekenstein avait su la simultanéité des deux événements, son
destin aurait-il changé (Les opinions de Boey, Itchkoff et
Nilsson quant à ce synchronisme différeraient sûrement.)
Sur de longues tables et le long des murs de la librairie
s’empilent des bouquins rédigés dans une demi-douzaine de
langues. Des livres, le jeune Ekenstein en a déjà vu, mais autant.
Certaines des étagères font trois mètres de haut. Une
caverne d’Ali Gutenberg qui abasourdit le jeune adolescent.
Le libraire lui propose des récits de la comtesse de Ségur
mais l’adolescent s’immobilise devant deux livres qui reposent
de face, côte à côte. La première couverture montre un
échiquier dont les cases sombres ont été pressées dans le
cuir clair. Sur la seconde, un rectangle surajouté délimite
l’espace entre deux colonnes d’un temple grec, Il s’agit de la
reproduction partielle en noir et blanc d’une œuvre célèbre.
Depuis l’âge de neuf ans, le rabbin se mourant, Bjelica travaille
pour des Français qui, de passage heureux, prennent
l’enfant à charge. Ekenstein apprend leur langue tout en
additionnant des colonnes de chiffres. Les Culvier offrent
aux commerçants un service de comptabilité. Le couple chemine
de ville en ville, acquérant et cédant des sculptures, des
gravures, des tissus et des livres. Quand la femme trouve un
emploi comme professeur de français chez des bourgeois, le
couple s’établit pour l’hiver. L’homme se dit écrivain et fer-
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