11.07.2015 Views

09_+Russie,+mille+ans+d'enigme

09_+Russie,+mille+ans+d'enigme

09_+Russie,+mille+ans+d'enigme

SHOW MORE
SHOW LESS
  • No tags were found...

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

1La Russie et !~EuropePAR OSWALD SPENGLERRédigée en 1918, dans uneEurope en plein chaos, cette méditationsur la Russie reste d'unesurprenante actualité.Les Russes ne sont point un peuple à lamanière du peuple allemand ou anglais ;ils portent en eux, tels les Germains àl'époque carolingienne, la virtualité d'une multitudede peuples futurs. Les Russes sont la promessed'une culture à venir au moment où lesombres du soir s'allongent sur l'Occident. Onne marquera jamais assez la différence entrel'esprit russe et celui de l'Occident. LesAnglais, les Allemands, les Américains et lesFrançais ont beau connaître entre eux l'oppositionla plus profonde au plan psychique (seelisch)comme au plan religieux, politique etéconomique, ils forment, dès qu'on les compareaux Russes, un monde clos et homogène.L'apparence occidentalisée de quelques citadinsrusses nous abuse. Le véritable Russe nous estaussi profondément étranger qu'un Romain del'époque monarchique ou qu'un Chinoisd'avant Confucius qui réapparaîtrait soudainparmi nous aujourd'hui. Cela, le Russe luimêmel'a toujours su, et déjà au moment où iltraçait une limite entre sa « Mère Russie » etl'« Europe ».L'âme russe primitive (Urseele), occultéepar la saleté, la musique, la vodka, 1 'humilitéet une étrange tristesse, a pour nous quelquechose d'impénétrable[ ...].Cet esprit russe, secret comme un enfant etlourd de pressentiments, a été en effet torturé,bouleversé, blessé, empoisonné par cette autreculture qu'est l'« Europe », étrangère et dominatrice,parvenue à l'âge d'une virilité parfaite,et qui lui impose ses propres formes de pensée.Des villes, portant l'empreinte de notre style devie et les exigences de notre comportementintellectuel, ont percé la terre et la chair de cepeuple ; une tournure d'esprit sophistiquée, unefaçon de concevoir la vie, des idées sur l'État,des connaissances scientifiques, tout cela a étéinoculé à une conscience non encore dévelop-pée. Autour de 1700, Pierre le Grand impose aupeuple, avec la diplomatie de cabinet propre austyle politique baroque, un pouvoir dynastique(Hausmachtpolitik) (1) ainsi qu'une administrationet une armée calqués sur le modèle occidental; vers 1800, parviennent en Russie, dansla version qu'en donne la littérature française,des idées anglaises parfaitement incompréhensiblespour ce peuple, qui ne font que troublerl'intelligentsia de la maigre classe supérieure ;bien avant 1900 cette intelligentsia russe, entichéede livres, introduit le marxisme, ce produitparticulièrement compliqué de la dialectiqueouest-européenne, dont elle ignore les raisonsprofondes. Pierre le Grand a transformé le tsarismetypiquement russe en une grande puissancequi commença à faire partie, dès lors, du systèmedes États occidentaux ; et ce faisant il en agâché le développement naturel ; 1' intelligentsia,elle-même émanation de cet esprit authentiquementrusse et corrompu dans les villes devenuesétrangères, a perverti la pensée originellede son pays [ ... ].La voix prophétiquec;le DostoïevskiLe peuple russe n'a connu lui-même,jusqu'à présent, que des expériences religieuses,mais aucune qui ne soit réellement sociale oupolitique. C'est méconnaître Dostoïevski, cesaint auquel l'Occident prête les traits absurdeset ridicules de 1 'écrivain, que de saisir les « problèmes»sociaux qu'il évoque, autrement qu'entermes de forme romanesque. Ce qui, pour lui,est essentiel s'écrit entre les lignes et prend,avec Les Frères Karamazov, une intensité et uneprofondeur religieuses qui n'ont leur pareil quechez Dante. Cependant, la politique révolutionnaireest le fait d'un petit groupe social qui, issudes grandes villes, à peine d'origine russe luimême,n'est plus très sûr dès lors de partager lessentiments russes; c'est pourquoi cette politiquerévolutionnaire se développe en prenant lesformes d'une contrainte doctrinaire d'une part,et d'un réflexe de défense d'autre part.D'où cette profonde et terrible haine séculaireque les Russes nourrissent envers l'Ouest,envers le poison instillé dans leur chair ; cettehaine nous parle avec la même intensité dessouffrances intérieures de Dostoïevski, desbrusques éclats de Tolstoï et des sentiments nonexprimés de l'homme de la rue[ ... ]. Les seulesréalisations de la doctrine bolcheviquen'auraient pas suffi à déclencher la violenceavec laquelle le mouvement de nos jours se perpétue.Le bolchevisme est lui-même poussé parles instincts de la Russie profonde à s'opposer àl'Ouest qu'incarna d'abord la politique de Pierrele Grand ; et, produit de ce « pétrinisme », lebolchevisme sera, finalement, anéanti à son tourafin que la Russie soit totalement délivrée detout ce qui est « européen » [ ... ].En Russie, le bolchevisme va être remplacépar la seule forme qui convienne à unpeuple placé dans les conditions que l'on sait- à savoir par un nouveau tsarisme, peu importelequel. Et il est aisé de croire que ce tsarismesera plus proche du socialisme prussien que duparlementarisme capitaliste. Mais la confusionpolitique et sociale n'est pas une solution pourl'avenir de la Russie ; cet avenir réside bienplutôt dans la naissance d'une religion nouvellequi se prépare - la troisième dans l'ordredes riches possibilités du christianisme - à lamanière de la culture germano-occidentaledont les débuts coïncidèrent, vers l'an 1000,avec la création inconsciente de la deuxièmereligion. Dostoïevski fut l'une des voix prophétiques,annonciatrices de cette foi encoreinnommée, qui aujourd'hui déjà s'avance,force silencieuse d'une infinie tendresse.OSWALD SPENGLERCes lignes sont extraites de Prussianité et socialismequi fut écrit et publié à chaud par OswaldSpengler entre les deux tomes du Déclin de l'Occident(1918 et 1922). Au-delà d'une thèse féconde surl'antagonisme du capitalisme libéral anglo-saxon etde l'ordre prussien continental, ce texte propose uneméditation de fond sur l'âme des peuples et leur rapportavec l'histoire. Oswald Spengler est né à Blakenburg,dans le Harz. Il est mort à Munich en 1936.Prussianité et socialisme a fait l'objet d'une traductionen français d'Eberhard Gruber qui a été publiéepar Hubert Nyssen, Éditions Actes Sud, Arles, 1986,avec une préface de Gilbert Merlio.(1) Ce terme désigne une politique qui renforce lepouvoir d'une famille régnante par la confusion entreaffaires publiques et liens de parenté. Pourrait donc setraduire aussi par népotisme.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!