LE FEU SOUS LA CENDRSLAVOPHILES ET OCCIDENTALISTESQuelle est la nature de « l'âme russe » ?Quelle voie historique la Russie doit-elleemprunter ? La polémique, autour de cesthèmes, qui s'est installée au XIX' siècle entre« occidentalistes » et « slavophiles » traduit lepremier grand clivage qu'ait connu l'opinionpublique en Russie. Ces courants d'idées, toutdeux d'essence oppositionnelle, disparaissent,au moins formellement, avant la fin du siècledernier. Mais les questions qu'ils ont soulevéesont largement survécu aux protagonistes. Desidées sont empruntées aux uns et aux autres :les nationalistes et les traditionalistes puisentdes éléments chez les slavophiles tandis que leslibéraux et la gauche se réclament volontiers desoccidentalistes. Au-delà de la question desréformes sociales et politiques, lesoccidentalistes et les slavophiles soulèventchacun à leur manière un grand problèmemétaphysique : celui de l'identité de la Russie etde sa conscience nationale : qui sommes-nous ?Quel est le sens de notre existence en tant quenation?En 1836 paraît la Lettre philosophique de PiotrTchaadaiev. Idéologiquement proche desDécembristes, ces officiers " libéraux », dont lecomplot avait été écrasé en décembre 1825 parNicolas l", Tchaadaiev dresse dans sa lettre un" sombre réquisitoire '' contre la Russie :«Nous n'appartenons à aucune des grandesfamilles du genre humain[ ... ] nous ne vivonsque dans le présent le plus étroit, sans passé,sans avenir[ .. . ] "Selon Tchaadaiev, la Russie n'adonc rien apporté aux autres nations. Faute depassé, une seule voie s'ouvre à elle, si elle veutavoir un avenir : elle doit renoncer à sa " religionbyzantine "• se convertir au catholicisme etimiter l'Occident.Publiée par la revue Télescope, la lettresoulève de vives réactions. Le poète AlexandrePouchkine réplique : " Le réveil de la Russie, ledéveloppement de sa puissance, sa marche versl'unité ... quoi ? Tout cela ne serait pas del'histoire ? ... Et Pierre le Grand qui est à lui seulune histoire universelle ? Et Catherine Il qui aplacé la Russie sur le seuil de l'Europe ? "Deux courants d'opinions s'opposent : c'est lanaissance des occidentalistes et des slavophiles.Les premiers adoptent les vues de Tchaadaiev.Sa lettre est " un coup de feu dans les ténèbres "s'écrie Alexandre Herzen. Vissarion Bielinskideviendra le champion des occidentalistes.Les slavophiles, eux, se révoltentviolemment contre de telles thèses. Parmi euxKhomiakov, Ivan et Pierre Kireievski, YouriSamarine, en attendant Dostoïevski. À leursyeux, la Russie a un passé, beau et glorieux ;chaque nation du reste a sa culture propre ;celle de la Russie a été déterminée par lareligion orthodoxe. Quant à l'état déplorable dupays, il est dû aux réformes de Pierre le Grand,qui a orienté la Russie dans une voie qui n'étaitpas la sienne.Pourtant, les occidentalistes sont tout aussipatriotes que les slavophiles, et ces derniers nesont aucunement antieuropéens. La revuepubliée par le slavophile lva Kireievski a,d'ailleurs, pour titre L'Européen. Mais ilsconsidèrent que la Russie a son propre parcoursà accomplir. Elle a sa raison d'être et doitdévelopper sa propre civilisation.Leur querelle est en fait d'essence religieuse.Berdiaeff l'exprimera de la façon la plus nette endisant que c'est une querelle entre une culturespirituelle et une civilisation mécaniste.Les occidentalistes souvent athées,imprégnés des idées de penseurs tels queProudhon et Saint-Simon, ont pour héros lesjacobins français. Ils s'écartent rapidement deleur libéralisme initial au profit des idéessocialistes. La revue Annales de la patrie, animéepar Bielinski, devient leur principale tribune. AunoL" du socialisme, Herzen met en cause lasociété bourgeoise occidentale dans ses Lettresde la rue Marigny qu'il écrit lors de son exil enFrance, en 1847. Au nom du" réalisme "•Bielinski définit la littérature comme une formed'engagement social (Sartre n'a rien inventé). Ilaccuse Nicolas Gogol d'avoir « trahi sa missiond'écrivain " : Gogol était en effet convaincu quel'amélioration de la société passait par leperfectionnement intérieur de l'homme plutôtque par une révolte contre l'ordre établi.La " gauche occidentaliste » se lance dansune surenchère continuelle. Se contenter decritiquer les réformes sans les rejeter en blocrelève à ses yeux d'une attitude réactionnaire. Enfait, à partir des années 1870, les successeursdes premiers occidentalistes adoptent la doctrinepopuliste selon laquelle la solution auxproblèmes de la Russie se trouve entre les mainsdes paysans, dont la vocation est de construirele socialisme. Après une infructueuse «croisadevers le peuple " en 187 4, les populistespréconisent une forme d'action violente. Larévolution, décidément, ne viendra pas desmasses mais sera le fait d'un groupe derévolutionnaires professionnels. Théoriequ'appliqueront les terroristes de la " Volonté dupeuple », puis, sous une forme différente, lesbolcheviks.La révolution de 1917 mettra enfin tout lemonde d'accord.Ce n'est que vers le milieu des années 1960,lors du " dégel » khrouchtchévien, qu'apparaîtdans la littérature un courant" néo-slavophile "·Allant à l'encontre de l'idéologie communiste,ses adeptes soutiennent la thèse d'une culturenationale et tentent de retrouver un passé afin derenouer le lien du temps rompu par la révolution.C'est parmi eux qu'émergent les écrivains« ruralistes » tels que Belov, Astafiev,Raspoutine ... Dénonçant les dégâts de lacollectivisation, ils estiment que seul le mondepaysan a sauvegardé les richesses spirituellesdu passé.Une décennie plus tard, dans les années 1970,le mouvement des " dissidents » bat son plein.Ils militent pour les droits de l'homme, pour lerespect des accords d'Helsinki ou, toutsimplement, pour le respect de la Constitution.C'est " l'âge d'or » du Samizdat. Le professeurde logique Alexandre Zinoviev, dans ses livresL'Avenir radieux et Les Hauteurs béantes,emploie l'arme de l'ironie et de la dérision contrela « nouvelle société » communiste.Sakharov, infatigable défenseur des droits del'homme, dénonce les arrestations abusives ;Soljenitsyne dévoile l'existence et décrit toutel'horreur de l'Archipel du Goulag. Les deuxhommes deviennent des autorités moralesincontestables, aussi bien en URSS qu'àl'étranger.Sakharov est un libéral, un réformisteconvaincu comme il se définit lui-même (" Monpays est le monde »). C'est un humaniste pourlequel l'avenir du monde dépend de notresagesse, dont la manifestation concrète doit être" la capacité de surmonter la division del'humanité au nom de l'homme et de ses droits "·Sakharov croit encore au Progrès. Ses opinionsparaissent faire écho à certaines idées desoccidentalistes du siècle dernier. Mais Sakharovest également hostile aux changementsrévolutionnaires qui " aboutissent toujours audéferlement massif des souffrances, des actesarbitraires, de l'horreur " ; or, c'est bien l'opinionque professaient les slavophiles. Il se prêtera aujeu de Gorbatchev en devenant député en 1989 ;sa première tâche sera alors de militer pourl'abrogation de l'article 6 de la Constitution quifaisait du parti communiste le parti unique.Soljenitsyne, lui, est profondément croyant etpatriote. Il s'élève contre ceux, en Occident ou enRussie, qui font porter à son peuple laresponsabilité du CO!lJmunisme, et présentent labarbarie stalinienne comme la continuation de labarbarie russe, et les Soviets comme les héritiersdirects des Tsars. C'est la position que défendavec force son ami le mathématicien IgorChafarévitch dans La Russophobie. PourSoljenitsyne, il importe en fait de respecter le« précieux pluralisme des cultures à travers lemonde et leur légitime recherche de solutionssociales distinctes "·Il insiste surtout sur le rôle de la morale enpolitique et croit découvrir ce concept dans lesprofondeurs de l'âme du peuple russe. «Leprogrès, d'accord, mais en quoi ? " écrit-il." Non, impossible de confier tous ses espoirs àla science, à la technologie, à la croissanceéconomique "· Certes, personne ne peut arrêterle progrès, mais «il ne tient qu'à nous de ne plusvoir le progrès[ ... ] comme un flot de bienfaitsillimités, mais comme un cadeau venu d'en hautqui soumet notre libre arbitre à une épreuve desplus ardues "· Ce libre arbitre dont la Russies'est trouvée si longtemps privée ...ALEXANDRE GEDILAGHINE1
ENTRETIEN AVEC VLADIMIR VOLKOFF