UNE MUSIQUE SURGIE DE LA TERREUn peuple à 1->0péraPAR JEAN-FRANÇOIS GAUTIERLe peuple était l'un des principaux personnages de la scène musicale russe avant l'arrivéedes bolcheviques au pouvoir. Il fut même, au XIX• siècle, le premier moteur de l'émancipation de l'écolerusse dans le concert européen. Histoire d'une expression authentiquement nationale.De 1836 à 1917, chaque saison lyriquede Saint-Pétersbourg et de Moscous'ouvrit, par ordre des empereurs, surune représentation du même immuable ouvrage: La Vie pour le Tsar, de Mikhaïl Glinka(1804-1857). Créé pour 1 'inauguration duGrand-Théâtre de la capitale de Nicolas l", cetopéra marqua l'entrée dans la musique savanted'une thématique héritée du folklore populaire,et J'arrivée du peuple russe lui-même sur lascène lyrique européenne.Cette irruption de la tradition dans J'artsavant fut soutenue par la famille impériale,mais guère appréciée par une aristocratie finissantevivant à la remorque de la bourgeoisie.Au début du XIX' siècle en effet, les partitionsque l'on entend en Russie sont celles que l'onjoue partout ailleurs en Europe, tant à Londresque dans les grandes capitales si provinciales.L'Italie règne en maître sur l'opéra, tandis queles chambristes allemands tiennent la musiquede salon et les compositeurs français lamusique de ballet. L'élite cosmopolite subitpassivement sa colonisation culturelle. Lechant du paysan, la danse du village ne représententpour elle qu'une musique folklorisée etméprisée, bien qu 'il s'agisse d'un fonds trèsriche, émané d'une culture populaire slavemélangeant les sources épiques et les somptueuxdérivés de la liturgie byzantine.Là où l'école allemande médite J'écriture1bstraite et la mélodie thématique, là oùl'école italianisante cultive le chant orné, artistique,la mélodie russe, elle, relève de ce quele musicologue Souvtchinski appelait « unecorme de confession humaine » , dans laquelleFedor Chaliapine dans Boris Godounov de Moussorski.
EUPLE À L'OPÉRAchanter signifie tout à la fois réciter, dire etparler. Langage de la déclamation intérieure,cette musique dense et rude organise sa structuremélodique et rythmique sur l'expressiondu drame, de la joie, de la vitalité, de la tragédie.Elle révèle une complexion interne plusqu'elle ne raconte un sentiment.On ne fait pas carrière dans ce genre-là.Les meilleurs parmi les jeunes musiciensslaves s'en vont étudier en Allemagne ou enItalie. Glinka lui-même, au début des années1830, s'éduque à Rome, à Milan et à Naplesoù triomphent les maîtres de 1 'heure, Bellini etDonizetti. Voyage salutaire, qui lui révèle laprofonde originalité des mélodies que luichantait sa nourrice russe, et lui trace la voie àsuivre : trouver un mode d'expression savanteréélaborant les traditions de son pays, et leurdonner une forme qui tienne le temps et débordeles frontières. L'année 1836 est celle ducoup d'éclat de La Vie pour le tsar, encoreparsemé d'italianismes mais fixant dans sonfinale une référence pour les successeurs : unScène de La Vie pour letsar de Glinka, qui contel'héroïsme du paysanSoussanine arrachant en1613 son pays à ladomination polonaise etsauvant ainsi le trône deMikhai1 Romanov, lefontûlteur de la dynastie.L'administrationsoviétique, après 1917,n'a pas pu retirerl'ouvrage du répertoire àcause de son succèspopulaire réel ; elle l'atoutefois rebaptisé dunom de son hérosprincipal, IvanSoussanine, titre souslequel il a été donné parla troupe du Bolchoi: Lescribe Gorodetski - del'Union des écrivains- aremanié le livret en 1939,le centrant sur lesdirigeants du coup demain héroïque contre lesPolonais, ce qui nemanquerait pas d'êtrebientôt utile à lapropagande ... 1l est ànoter que La Vie pour letsar a retrouvérécemment son nom, enmême temps que SaintPétersbourg.Ici, Ossip Petrov, créateurdu rôle d'Ivan Soussanineen 1836.peuple en fête, des volées de cloches, deschœurs multiples, un grand renfort d'instrumentsà vent. Polyphonie, polyrythmie, polymodalitésont les moyens de cette vitalitépopulaire grouillante, émanée de la terre ellemême.Les jugements de la critique germanophilesont sans appel : « De la musique decocher ». Elle va pourtant féconder l'inspirationde trois générations de musiciens russes.Le soutien de Berliozet de LisztGlinka trouvera à Paris un soutien sansfaille en la personne de Berlioz et s'attirera, enAllemagne, 1' admiration de Liszt. Ce dernier,grand nationaliste européen, n'aura de cessedurant toute sa longue vie de pousser lesjeunes compositeurs à utiliser la forme du« poème symphonique », plus libre que cellede la symphonie à l'allemande, pour magnifierle langage de leur tradition populaire. Il encourageraet protégera ainsi l'émergence del'école bohémienne avec Smetana, de l'écolescandinave avec Grieg, de l'école polonaiseavec Moniuszko, de l'école espagnole avecAlbeniz, il soutiendra les jeunes français Berlioz,Gounod, Saint-Saëns, et tant d'autres surle continent.Le premier successeur de Glinka, mort enexil à Berlin, sera Alexander Dargomyjszki(1813-1869) dont les opéras Esmeralda (1839,d'après Hugo) et surtout Roussalka (1856,d'après Pouchkine) s'essaient à une harmoniemouvante, débarrassée des règles classiques,des cadences obligées et des développementsconvenus. Le public ne suit pas. La coupe decette musique s'efforce de suivre les schémasrythmiques du texte littéraire, divisé en brèveset en longues. La courbe mélodique rugueuses'éloigne de l'air facilement mémorisable,l'œuvre est conçue comme un long récitatif,une amplification musicale d'une langue surgiedes profondeurs de la terre russe et de1 'histoire de son peuple. Les élites culturellementdévoyées sont incapables de comprendre.C'est l'époque où tel prince de la cour confie àLiszt en souriant qu'il punit ses officiers enleur imposant une représentation de La Viepour le tsar. Lui et les siens vont être bientôtdébordés par les assauts musicaux d'uneclique de jeunes compositeurs dont l'identitécollective restera dans 1 'histoire sous le nomde groupe des Cinq.Le cc groupe des Cinq »Réunie dans le salon de Dargomyjszkisous la houlette de Balakirev, né à Kiev en1855, cette phalange regroupe un lieutenant duGénie, César Cui, un officier de Marine, NicolasRimski-Korsakov, un chimiste, Borodine,et un officier de la garde, Moussorgski. Libresde toute formation technique de base, ces amateurspassionnés vont s'instruire entre eux etse donner les moyens de fonder une esthétiqueentièrement nouvelle dans le concert européen.Héritiers de Glinka, ils veulent être russes etcompositeurs sans imiter les mœurs étrangères.Rimski en vient même à nier que puisseexister une musique non nationale. Contre euxse lèveront le cosmopolitisme de la Société demusique russe d'Anton Rubinstein, du Conservatoireà l'allemande fondé par le même àSaint-Pétersbourg, de la direction des Théâtresimpériaux, de l'Opéra italien, des théâtres deKiev, de Moscou, de Kharkov, d'Odessa, deTifflis et toute la critique officielle tournéevers l'Allemagne wagnérienne.La Flûte enchantée de Mozart, singspiel