UN EMPIRE MESSIANIQUEle long des fleuves Amour et Oussouri et yfonde plusieurs villes, dont Khabarovsk etVladivostok. Du Japon, en échange des îlesKouriles, elle reçoit la partie méridionale de1 'île de Sakhaline. En Asie centrale, entre1867 et 1884, les troupes russes s'emparentnotamment des khanats de Kokand, de Boukharaet de Khiva, parvenant jusqu'aux frontièresde la Perse et de 1 'Afghanistan. Là encore,la progression des Russes est stoppée parles vives protestations de 1 'Angleterre, préoccupéepar la sécurité de son Empire des Indes.Qu'à cela ne tienne ! L'expansion russe seréoriente à nouveau pour viser une fois deplus, après quelque vingt ans de pause, la Turquie.À la suite d'une série de soulèvements depeuples slaves dans les Balkans et malgré lesmises en garde de Londres, la Russie déclareen avril 1877 la guerre à la Turquie. Après dedurs combats, l'armée turque est vaincue et lestroupes russes arrivent jusque dans les faubourgsde Constantinople, imposant au sultanle traité de San Stefano, qui comporte pour luidifférentes concessions et créée notammentune « Grande Bulgarie » sous influence russe.Là encore, les puissances européennes, agitantla menace d'une guerre, interviennent pourpriver la Russie, au Congrès de Berlin de1878, d'une grande partie des fruits de sa victoire.Entre autres, la Bosnie-Herzégovine estplacée sous administration austro-hongroise etl'Angleterre reçoit l'île de Chypre.La situation dans les Balkans lui étantmomentanément défavorable, la Russie seconcentre sur son expansion en ExtrêmeOrient. Contribuant activement au dépeçaged'une Chine très affaiblie, elle s'empare dansles années 1890 de Port-Arthur et, sous prétextede raccourcir le tracé du Transsibérien, créed'importants points d'appui dans le nord, puisdans le sud de la Mandchourie. Après la révoltedes «boxers »de 1900, l'armée russe, à lagrande irritation du Japon, s'installe carrémenten Mandchourie. Tokyo propose néanmoinsun arrangement, aux termes duquel le Japonreconnaîtrait la prépondérance russe en Mandchourieà condition que la Russie lui laisse lesmains libres en Corée. La Russie refuse. En1902, le Japon conclut une alliance avecl'Angleterre, qui se méfie tou jours des Russes,et entame des préparatifs guerriers. Soulignonsau passage que l'hostilité anglo-russe est parfaitementréciproque : durant la guerre duTransvaal (1899-1902), la Russie fournit auxBoers, en lutte contre l'Angleterre, des armeset même des volontaires .. .Alexandre/" (1777-1825). Tout d'abordvaincu par Napoléon, il prendra sarevanche de 1812 à 1815.Alexandre Ill (1845-1894), artisan de l'alliancefranco-russe.La guerre contre le Japon (1904-1905) sesolde pour la Russie par des défaites militaireshumiliantes suivies d'une révolution qui faittrembler l'Empire sur ses bases. Le traité dePortsmouth (1905), négocié sous l'égide bienveillantedes États-Unis, n'est pas trop cruel auregard des revers subis. Pourtant, il met provisoirementun terme aux « métastases » russesen Extrême-Orient. Dans les années qui suivent,la Russie panse ses plaies, tout en réactivant,sans pour autant intervenir directement,l'agitation des Slaves du sud contre la Turquieet 1 'Autriche-Hongrie. Cependant, un certainjour de l'été 1914, tout bascule... Et aprèsquelque quatre années d'une guerre féroce, laRussie se retrouve, en mars 1918, face à laréalité du traité léonin de Brest-Litovsk. Pourassurer la survie de leur régime issu de larévolution d'Octobre, les communistes russes,emmenés par Lénine, ont consenti au démantèlementde l'Empire. La Russie, de fait, setrouve territorialement ramenée trois siècles enarrière : elle perd la Finlande et les pays baltes,la Pologne et une grande partie de la Biélorussie,l'Ukraine, la Bessarabie, la Bukovine, laTranscaucasie, 1 'Asie centrale et quelquesautres territoires moins importants. En quelquesorte, à ce moment crucial où le messianismede la « troisième Rome » cède la place au messianismede la « révolution mondiale », toutest à refaire. Et, en définitive, tout se referatrès vite.MessianismesparallèlesÀ cet égard, il faut s'attarder un court instantsur les similitudes existant entre le messianismede 1 'État tsariste et celui de l'Étatbolchevique. Depuis le XVI' siècle, la Russiese donnait bonne conscience et justifiait sesconquêtes par la mission qu'elle aurait reçu deDieu, de défendre et de propager la foi chrétiennevéritable, celle de l'orthodoxie reçue deByzance. Cette « idéologie » supposait (cf.Dostoïevski et d'autres) que le salut del'humanité, la Lumière, viendraient « del'Orient », c'est-à-dire de la Russie. En soumettantd'autres peuples à sa loi, celle-ci nefaisait donc qu'accomplir sa mission divine.Ainsi, en s'efforçant de les « russifier» et deles amener dans le giron de 1 'Église orthodoxe,elle ne les opprimait pas, mais, bien aucontraire, les mettait sur la voie du salut. ..À cet égard, le problème des Juifs russesest particulièrement significatif. On sait quejusqu'en 1917, ils faisaient 1 'objet, en Russie,
MPIRE MESSIANIQUEde toutes sortes de discriminations. Notamment,ils ne pouvaient pas, à leur gré, venirvivre dans les régions proprement russes del'Empire délimitées pour eux par une sorte de« ligne de démarcation » (tcherta osedlosti).L'origine de cette mesure est simple :jusqu'auXVII' siècle, le territoire de 1 'État russe était,pour employer un terme odieux, « judenfrei ».Par la suite, au cours de ses conquêtes, la Russieannexa des territoires à forte populationjuive (Ukraine, Biélorussie, Pologne, paysbaltes, Bessarabie, etc.). L'objectif des autoritésfut alors de laisser les Juifs où ils étaient,afin de protéger du judaïsme « antichrétien »le cœur de la Sainte Russie, le messianismejudaïque étant jugé totalement incompatibleavec le messianisme orthodoxe russo-byzantin.Cette politique discriminatoire, gui futmaintenue par les Romanov jusqu'en 1917,avait un caractère purement religieux et necomportait aucun élément racial : tout Juif guise convertissait au christianisme devenait aussitôtun sujet à part entière de l'Empire. Il pouvaits'installer n'importe où et exercern'importe quelle profession. Le pouvoirencourageait ces conversions qu'il trouvaitconformes à sa mission de propagation de lafoi chrétienne. Bien gue le statut des Juifs, parson caractère tatillon, fût différent de celui desautres minorités religieuses et ethniques,celles-ci étaient également incitées, parfoisvigoureusement, à s'intégrer au grandensemble russo-orthodoxe en dehors duquel iln'y avait point de salut.La révolution de 1917 vint bouleverserl'ordre établi depuis près de quatre siècles,mais, en quelque sorte, en surface davantagequ'en profondeur. En effet, elle mit au servicede 1 'État russe un messianisme tout aussi universalisteque le précédent. Le socialismeayant été édifié, faute de mieux, « dans unseul pays », ce pays devenait, ipso facto, la> de Truman,elle s'en prend, non sans succès, à l'Asie. Dès1949, la Chine devient communiste. Mise enéchec en Corée, l'URSS parvient (au bout de30 ans!) à l'emporter en Indochine. Grâce auxmoyens de la technique moderne et à la flottegigantesque dont elle s'est dotée, elles'implante sur les cinq continents. Elle subitun revers en Amérique latine ? Tant pis !Demain, elle sera en Afrique australe... Etpuis, un certain jour de décembre 1991, touts'écroule. L'Union soviétique, la Rome communiste,la « quatrième »Rome, cesse d'exister,et la Fédération de Russie revient presqueexactement aux frontières « étriquées » quifurent les siennes après mars 1918. Pour combiende temps, cette fois-ci ?VLADIMIR GESTKOFFVladimir Gestkoff est docteur ensciences politiques.