UNE HEURE CHEZ KERENSKIrédacteur en chef des Nouvelles Littéraires,André Bourin, ne prétendait certes pas renverserla marche des choses. Journaliste à1' ancienne, il s'estimait tenu d'offrir à ses lecteursune information générale honnête, indifférenteaux modes. Puisque Alexandre Kerenskipassait chez son nouvel éditeur (Plon), poursurveiller le lancement de son livre, quelqu'unde la maison irait l'interroger. Peut-être gardait-ildans un coin de sa tête quelques histoirespeu connues à raconter, d'un intérêt aumoins égal au maoïsme du jeune Philippe Sollers.Pour joindre l'ancien interlocuteur deNicolas II à Tsarkoïé-Sélo, il suffisait d'appelerau téléphone un appartement proche duBois de Boulogne.Tout de même ! Curieuse impression de saisirson appareil pour obtenir un rendez-vousavec ce fantôme tenu pour l'un des plus tristeshéros de son temps, mais aussi l'une de sesfigures principales. Certes, la médiocre staturedu pauvre vaincu d'Octobre 1917 se comparedifficilement aux ombres des puissants colossesde l'histoire. Peu d'entre eux auront cependantexercé une influence comparable à la sienne surl'avenir du monde. Influence négative, détestable,mais influence quand même.La corvéePlus imaginatif, plus vigoureux, plus retors,Alexandre Feodorovitch arrêtait Lénine auxportes du pouvoir. Le visage du monde en étaitchangé. Peut-être pas de national-socialisme enréaction contre le bolchevisme ; peut-être pasde Seconde Guerre mondiale ... À partir de sonéchec, les historiens ne cesseront plus d'exigerde Kerenski des explications sur ces six moisdécisifs où le destin roule entre ses mains malhabiles.Auparavant, sa vie n'intéresse personne.Ensuite, pas davantage. Sa jeunesse comme savieillesse laissent indifférent. Demeurent cesvingt-six semaines remplies de tumultes, deconfusions, qu'illui faut incessamment justifier,sans répit, jusqu'au terme de ses jours. Or, il atrente-six ans tout juste quand il les traverse.Ce 2 juin 1969, 1 'ancien tribun socialdémocratenous reçoit sous l'aspect d'unvieillard menu, aux abondants cheveux deneige, dans une élégante bibliothèque ovale,aux rayons, fauteuils et meubles d'acajou. Il selève, examine le visiteur d'un œil bleu pâlejélavé, tend une main molle, avec le sourire1ffable, machinal, du politicien professionnelxêt à saluer n'importe quel passant dans la·ue. Dans son dos s'alignent plusieurs volumes;ur Mai 1968, dont celui de Daniel Cohn-Bendit,et le Rapport Kinsey sur la sexualité de lafemme américaine. Nous voilà loin desgrandes tragédies de l'hiver à l'automne 1917,avec leurs millions de cadavres.Le regard bienveillant, il entame l'entretiendans un curieux français, bourré de verbesà 1 'infinitif, sans articles, pareil à celui desgrands-ducs devenus chauffeurs de taxi, dansles pièces de théâtre du Boulevard, vers 1930.« 1917 1 Année terrible ! Peuple mécontent,affamé ! Explosion fatale ! Gouvernement rienretenir ! Désordres partout ! Provinces enrévolte comme Petrograd ! >> Cette évocationd'événements exceptionnels emprunte dans sabouche un ton récitatif, monocorde.Non! Non!Sa tête s'appuie en arrière sur le fauteuil,ses paupières battent comme s'il s'apprêtait àdormir. Dans la première version de son livre,parue à Paris en 1929, il se réjouissait d'avoirobtenu très promptement du grand-ducMichel, frère de Nicolas II, qu'il renonçât autrône, malgré l'abdication du tsar en sa faveur.Avec le recul, ne regrette-t-il pas d'avoiranéanti, avec la légitimité du pouvoir, l'ultimemoyen de résistance au chaos ?- > Sur le bras du fauteuil, la main impatientechasse encore toute cette bande vers la porte.Et l'affaire Kornilov? Quand le courageuxgénéral marcha sur Petrograd avec la fameuseDivision Sauvage, pour en finir avec l'impuissancegouvernementale, lui, Alexandre Féodorovitch,ne connaissait-il vraiment rien de lapréparation du putsch militaire, ou entretenait-ildes rapports secrets avec ses organisateurs, parl'intermédiaire de son ami Boris Savinkov?-Non ! Non ! Savinkov agir seul! Savinkovhomme entreprenant, ancien terroriste. Nedemandait jamais /'autorisation de personnedans affaires sérieuses. Remuait ciel et terredans mon dos. Homme intelligent, courageux,de grande valew: Cachait beaucoup de choses!Comment ne pas insister un peu ? Quandles mutins se rapprochèrent de Petrograd, lesbolcheviques encombraient les prisons, détenusen très grand nombre après leur premièretentative de prendre le pouvoir, en juillet 1917.Lui, Kerenski, ne les avait-il pas fait libérer, neleur avait-il pas remis des am1es pour ledéfendre contre l'extrême droite?Cette antique accusation le réveille d'uncoup. Et même, elle 1 'indigne.- Moi ? Armer les bolcheviques ?Jamais! Jamais! Plutôt mourir!Pour la première fois, l'œil s'allume. Iln'admet toujours pas l'imputation calomnieuse.Il sourit avec l'indulgence d'un voyageurassez récemment revenu d'un périple aumilieu des étoiles.-Non ! Non ! Pas de violences 1 ViolencesentraÎner Russie dans convulsions mortelles.Je n'ai jamais voulu verser du sang. Ni sangdu tsar, ni sang du peuple !Et il sourit, heureux de son personnage.L'idée qu 'un coup de revolver, un attentatréussi contre quelque monstrueux paranoïaqueà la Lénine, à la Hitler, à la Staline, à la MaoTsé-toung peuvent rendre de grands services àl'espèce humaine n'effleura sans doute jamaisl'esprit de ce Girondin, disciple sans le savoir,et contemporain, de Gandhi. Désormais, cetteconversation 1 'assomme. Pour en finir unebonne foi, à son avantage, il la clôt d'une formulefatidique :- Et chute Empire russe fut comme chuteEmpire romain!Qu'ajouter encore, sinon qu'il se trompe !L'Empire romain du XX' siècle ne s'effondrapas avec les Romanov. Intact, tout-puissant, ilsubsiste avec son Sénat, son Capitole àWashington, sa plèbe à Los Angeles, ses jeuxdu cirque à Hollywood.- Non ! Non ! Amérique, pourriture !J'habite États-Unis depuis trente ans. Bien lesconnaÎtre. Pays faible. Président Johnsonimbécile. Guerre du Viêt-nam bourbier. Questionnoire destructrice !Ah ! monsieur ...Rencontrer Kerenski afin de recueillir sonopinion sur Lénine, Trotski, pour l'entendrevitupérer les choix de la Maison-Blanche enAsie du Sud-Est! Quel témoignage sur l'irresponsabilitépathologique du politicien ordinairequi laisse mettre le feu au monde, puis retournesans remords à ses minuscules intrigues. Lesyeux mi-clos, un doux sourire aux lèvres,celui-là nous quitte en pensée pour un autresonge. Manifestement, il rêvasse aux solutionspropres à sortir du gouffre cette sotte et adipeusedémocratie américaine. Quoi qu'il n'enexprime rien à haute voix, une certitude, unregret doublent chacune de ses phrases :-Ah ! monsiew; si seulement j'étais sénateurdu Massachusetts 1GILBERT COMTE
UN ITINER_AIRE NON CONFORMELes sources et le sensde Nicolas BerdiaevPAR JEAN-JACQUES MOURREAU«Il y a la Russie de Kiev, la Russiesous le joug tartare, la Russiemoscovite, la Russie de Pierre leGrand et la Russie soviétique, et ilest possible qu'il y ait encore uneRussie nouvelle. » Berdiaev écritces lignes en 1946 (1).Deux ansavant sa mort, alors que lemonde tremble devant Staline, ilne désespère pas de la Russie.Quarante-cinq ans après sa disparition,Nicolas Alexandrovitch Berdiaev resteun personnage controversé. Une partiede 1 'émigration russe lui tient rigueur d'avoirété marxiste dans sa jeunesse, de n'avoir pasménagé 1 'Église orthodoxe russe, d'avoir cru,au terme de sa vie, que la Russie soviétique,victorieuse au lendemain de la Seconde Guerremondiale, se transformerait. Affaire de familleet confrontation des visions sur le long tem1e.Plus surprenant : l'oubli dans lequelBerdiaev est tombé chez les intellectuelsfrançais (2), lui qui fut l'une des grandesfigures parmi les « non-conformistes desannées trente» (3), l'ami de Jacques Maritain,l'inspirateur d' Emmanuel Mounier et du per-Nicolas Alexandrovitch Berdiaev (1874-1948) .