LA FIN DU PIRE DES MONDEférait se tenir à l'écart du combat des chefs,trop heureux de continuer à jouir de ses multiplesprivilèges. Or, sous Gorbatchev, avecses idées encore non précisées de « changementsradicaux », tout commençait à prendreune autre tournure. Et le « marais » desbureaucrates du Parti commençait à pencheren faveur de l'opposition « conservatrice »emmenée par Ligatchev. Or, ce « marais », etle Kremlin était bien placé pour le savoir, étaitmajoritaire aussi bien au Comité central quedans les instances dirigeantes du Parti. Gorbatchev,sauf à se dénier complètement, étaitdonc à la merci d'une déposition« à la M. K. »à l'occasion d'un quelconque plénum. Pourgarder Je pouvoir et continuer dans la voie desréformes, il fallait donc réagir et affaiblirl'adversaire. Mais comment ? C'est là que,disons vers la fin de l'année 1986, Gorbatchevopta pour la solution maoïste, ô combien risquée,de la « révolution culturelle ».L'effondrementdes tabousEn quoi consiste la« révolution culturelle»,sinon à jouer la carte des masses afin d'affaiblirl'appareil et à asseoir son propre pouvoir?Or, c'est bien ce que fit Gorbatchev au nom dela « glasnost ». Presque du jour au lendemain,la presse, la télévision, les maisons d'édition,se virent octroyer le droit de dire et de publierà peu près tout et de critiquer quasiment toutle monde. Liberté contrôlée, certes, mais libertéquand même, après sept décennies de silenceet de mensonge. Le résultat fut fulgurant :les tabous tombaient l'un après l'autre, lesgens s'arrachaient les journaux et ne décollaientplus de leur poste de télévision. Lesjournalistes et les écrivains, quant à eux, s'endonnaient à cœur joie. Staline (voire Lénine !)et leurs crimes, les privilèges de la nomenklatura,l'incurie économique et les tares de lasociété, telles que la prostitution, la drogue etla criminalité, tout y passait ! En même temps,dans la rue, dans les interminables filesd'attente devant les magasins, les langues sedéliaient, pour la première fois depuis 1917,un semblant d'opinion publique commençait àémerger. Simultanément, le Goulag se vidaitprogressivement de ses détenus politiques. Endécembre 1986, à la suite d'un coup de fil personnelde Gorbatchev, Andreï Sakharov, figurede proue de la dissidence intérieure, pouvaitrevenir en triomphe à Moscou après plus desix années d'exil à Gorki ... Ce n'était plus ledégel, c'étaient les grandes crues de prin-Boris Eltsine, au temps où les dirigeants occidentauxle boudaient pour cause de populisme.temps, susceptibles de tout emporter sur leurpassage.C'est dans cette effervescence, ce tourbillond'idées et de révélations que se déroulal'année 1987. Pourtant, malgré l'ivresse de laliberté recouvrée, le cours des événements nes'était pas arrêté. Sur la scène internationale,Gorbatchev qui se dépensait sans compter etvoyageait aux quatre coins du monde, apparaissaitde plus en plus crédible, même auxyeux du grand pourfendeur de « l'empire dumal» qu 'était Ronald Reagan. Et cela en dépitde la guerre d'Afghanistan et de la catastrophede Tchernobyl qui, en avril 1986, avait secouéla planète entière. Dans le domaine économique,certaines évolutions, bien timides audemeurant, pouvaient être portées à l'actif duKremlin. Quant à la lutte pour le pouvoir, ellese poursuivait avec une aigreur et une acuitéaccrues. Au plénum du Comité Central de juin1987, Gorbatchev avait réussi à faire entrer auPolitburo plusieurs de ses fidèles partisans,dont son « âme damnée », Alexandre Yakovlev.Bousculée, poussée dans ses retranchements,l'opposition « conservatrice », Ligatcheven tête, n'avait pas désarmé. Et, parallèlement,une opposition « radicale », avec pourchef de file le patron du Parti de la ville deMoscou, Boris Eltsine, commençait à fairesurface. Pris en sandwich entre ces deux courants,Gorbatchev fut contraint de réagir :après avoir limogé Eltsine, il décida de convoquer,pour juin 1988, une Conférence du Parti,la XIX' du nombre.Conséquencesformidables des électionsde 1989Le premier semestre de 1988 fut marqué parplusieurs événements d'importance majeure. Onvit apparaître une floraison de mouvementspolitiques de « droite », comme de « gauche »,se situant en dehors du Parti et en opposition àcelui-ci ou, tout au moins, à son leader. Aumois de février, signe avant-coureur de la futuredislocation de l'empire, les premiers incidentsviolents entre Arméniens et Azéris se produisirentau Nagorny Karabakh. Ce même printemps,1 'armée soviétique se retirait d' Afghanistan.. . Tout en paraissant dépassé par certainsévénements, Gorbatchev conservait lesrênes du pouvoir. Fort de sa popularité sur lascène internationale, parant . habilement lescoups qui lui étaient portés, il paraissait plusque jamais maître du jeu. En juin-juillet, ilparvint, en manœuvrant avec un art consommé,à retourner à son profit la Conférence duParti dont les délégués lui étaient pourtantmajoritairement hostiles.Cependant, en dépit de sa victoire à l'arraché,Mikhaïl Gorbatchev se rend compte que1 'appareil du Parti, à ses différents échelons,lui reste majoritairement hostile et qu'il freinepar tous les moyens les timides réformes économiquesqui s'esquissent. La lutte pour lepouvoir se poursuit de manière permanente,sur l'ensemble du pays, alors même qu'ellesemble s'atténuer au sommet. Pour casser lesreins à l'opposition de la nomenklatura, Gorbatchevne voit plus qu 'une seule solution :faire appel au suffrage universel. En d'autrescirconstances, il aurait certainement préféréremettre à plus tard une telle mise en œuvre dela démocratie qu'en paroles il appelle de sesvœux. li eût été bien préférable pour lui decommencer, en faisant usage du pouvoir dontil avait hérité, par mettre en œuvre desréformes économiques prudentes, susceptiblesd'améliorer progressivement le niveau de vieet, partant, de conforter sa popularité. Mais, en1 'occurrence, Gorbatchev pense ne pas avoir lechoix et annonce dans la foulée de la XIX'Conférence du Parti la tenue, au début del'année 1989, d'élections législatives.Ce scrutin, appelé à désigner les membresd'une « grande assemblée », le Congrès desDéputés du Peuple, qui, à son tour, doit élire
N DU PIRE DES MONDESmilitaires. Il n'en reste pas moins que lesdémocrates et les représentants des forcesnationalistes des républiques allogènes fontune entrée fracassante sur la scène politiqueofficielle. Boris Eltsine qui, encore en juin1988, faisait son mea culpa devant les autreshiérarques du Parti, est triomphalement élu àMoscou. Il en est de même d' Andréï Sakharovet d'autres figures de proue de la dissidence.L'erreur de GorbatchevMisère et chaos, résultats de soixante-dix ans de communisme. Femme de Bakou privée d'abri,demandant justice pour son mari et son fils assassinés par des inconnus.en son sein les membres d'une « assembléerestreinte », le Soviet Suprême, est marqué partoutes sortes d'ambiguïtés : en effet, dès ledépart, le Parti communiste et ses organisationssatellites se réservent tout bonnement40 % des sièges, le reste étant mis en jeu enl'absence de partis politiques tant soit peuconstitués. Là où ils votent vraiment, les électeursont à choisir entre des candidats qui nereprésentent qu 'eux-mêmes. En dépit de tout,ces élections à moitié libres provoquent dansle pays un intérêt et une effervescence sansprécédent. Les candidats tiennent des meetings,distribuent des tracts et des professionsde foi imprimés avec des moyens de fortune,couvrent les murs d'affiches. Dans cet immensedébat, les esprits s'émancipent et les languesse délient. Ces élections de 1989, ce « printempsde Moscou » et d'ailleurs, marquentvéritablement le début de la rupture définitiveavec le totalitarisme issu du coup de forced'octobre 1917. Certes, le Parlement, très partiellementissu des urnes, est toujours dominépar les apparatchiks communistes civils etDès l'ouverture de la première session,« l'opposition démocratique » commence à sefédérer au sein, notamment, du « groupe interrégional». Les débats parlementaires, souventretransmis en direct par la télévision, atteignentrapidement un degré d'âpreté qui laissebouche bée la grande majorité des Soviétiques.Gorbatchev lui-même se prête à ce jeu, ce qui,d'un point de vue psychologique, constituesans doute une grave erreur. En effet, descendantrégulièrement dans la « fosse aux lions »et présidant en personne les débats, il affronteen direct les uns et les autres, subit desattaques, se fait invectiver et invective luimêmeses contradicteurs. Aux yeux de millionsde téléspectateurs, il n'est plus un « deusex machina », il n'est plus le « maître » dupays (au sens stalinien du terme). Et même sile Parlement, pour la première fois dans l'histoire,lui confere le titre de président del'URSS, il n'est plus qu'un politicien parmid'autres, appelé à se défendre et à rendre descomptes. Il en est de même du Parti, ouvertementcritiqué au Parlement et dans la presse,aussi bien pour son passé que pour son présent.Tous les tabous s'écroulent les uns aprèsles autres, et Lénine lui-même cesse d'êtreintouchable. De plus en plus, cette « révolutionculturelle » médiatisée échappe au contrôled'un pouvoir qui l'a lui-même provoquée. Laboîte de Pandore s'est bel et bien ouverte .. .L'année 1989, année-charnière à touségards, est marquée, outre l'apparition d'uncertain « parlementarisme »et d'une contestationinstitutionnalisée à Moscou, par le démantèlementde l'empire « extérieur » et les premièreslézardes sérieuses au sein de l'empire«intérieur ». Sous le regard complice du Kremlin,qui ne fait rien, bien au contraire, poursoutenir ses fidèles de la veille, les pays del'Europe de l'Est secouent, l'un après l'autre,le joug communiste qui leur avait été imposéen 1945. Gorbatchev non seulement ne freinepas le mouvement : dans bien des cas, il lefavorise. Ainsi de l'écroulement du mur deIl