UN EMPIRE MESSIANIQUELa conquête de la Sibérie et de l'Asie centraleÇPol'occupant asiatique l'arbitre de leurs querellesintestines. Bien entendu, au fil des ans, lesrevers de fortune étaient nombreux. En effet,les khans tartares s'étaient réservé le droit dedésigner les « grands-princes » russes en leuraccordant leur « yarlik ». Et c'est au demeurantgrâce à une compromission passablementhonteuse avec les tartaro-mongols que laprincipauté de Moscou, au début du XIV'siècle, commença à émerger ...Pour la première fois , la chronique faitmention de la « ville » de Moscou en 1147, àl'occasion du festin qu 'y organisa le prince deRostov-Souzdal, Youri Dolgorouki, en l'honneurd'un autre prince, Sviatoslav de Novgorod-Severski.Cependant, jusqu'au milieu duXIII' siècle, Moscou ne bénéficie même pasdu statut de principauté. Ce qui, au demeurant,ne l'empêche pas de commencer à profiter deson atout principal qui tient à une localisationgéographique presque idéale, située à la croiséedes grandes voies commerciales del'époque. À la même époque, Moscou voit sapopulation augmenter rapidement grâce à unafflux de réfugiés des régions moins paisiblesdu sud-ouest. À partir de la seconde moitié duXIII' siècle, les tout nouveaux princes de Moscoudéploient une activité débordante visant àétendre leurs terres, par acquisition ou parconquête, et à établir de bonnes relations avecles suzerains tartares. Alors que d'autres principautéssont au plus mal, Moscou intrigue,Moscou s'enrichit, Moscou gagne en territoire,en population et en influence. C'est en1327 que se produit un événement aussiimportant que peu glorieux : la ville de Tvers'étant soulevée contre le représentant plénipotentiairedu khan, le prince de Moscou, IvanKalita, se précipite à la Horde d'Or et enrevient à la tête d'une armée tartare qui met larégion rebelle à feu et à sang. À la suite decette expédition punitive contre ses congénères,le prince de Moscou se voit octroyer parl'occupant le titre de grand-prince de Vladimir.En outre, il se trouve chargé de collecterle tribut dû à la Horde d'Or par les populationsrusses. Il n'en reste pas moins que, dans l'historiographietraditionnelle, Ivan Kalita est toujoursprésenté comme l'un des premiers«grands rassembleurs des terres russes ». Cequi n'est pas foncièrement faux : en effet, c'estbien son règne qui marque le début del'expansionnisme de l'État moscovite appelé àdevenir l'État russe ...Quoi qu 'il en soit, les Tartares ne tardentpas trop à regretter d'avoir favorisé l'émergencede la principauté de Moscou dont la montéelimites de la Russiefin XVIe sièclelimites de la Russieen 1600en puissance menace leur hégémonie. En1380, le prince de Moscou Dimitri Donskoï,petit-fils d'Ivan Kalita, à la tête d'une arméerusse forte de quelque 150 000 combattants,leur inflige une défaite cuisante à la bataille deKoulikovo. Au cours des décennies suivantes,la principauté de Moscou n'arrêtera pas des'étendre en absorbant, par tous les moyens,les autres principautés russes. Quant aux relationsavec la Horde d'Or, elles seront tantôtcomplices, tantôt conflictuelles.La· troisième RomeLe grand tournant dans 1 'histoire de laMoscovie et, partant, de la Russie, se produitincontestablement sous le règne d'Ivan III(1462-1505). Non seulement ce grand-princeparticulièrement déterminé et constant dansl'effort parvient à soumettre, en ayant recoursà la force, à la ruse ou aux espèces sonnanteset trébuchantes, la quasi totalité des principautésrusses, y compris, en 1478, Novgorod larebelle, qui capitule à la suite d'un long siège,et, en 1485, Tver, la concurrente héréditaire deMoscou. Mais de surcroît, Ivan III réussit àjeter les bases d'un État centralisé et à le doterd'une doctrine « messianique » dont certainesidées-forces, par-delà les vicissitudes d'undemi-millénaire d'histoire, ont survécu jusqu'àce jour. Cette doctrine, visant à proclamer queMoscou est la troisième Rome et qu'il n'y enaura pas de quatrième, résulte curieusementd'une initiative du pape Paul II : celui-ci, cherchantà rapprocher la Moscovie de l'esprit0 1000 kmlimites de la Russiefin XVIIe siècleconquêtes du XIXe siècled'union du concile de Florence, qui s'étaitefforcé de gommer les conséquences duschisme de 1054 entre ·chrétiens d'Orient etd'Occident, favorisa en 1467 le mariaged'Ivan III, veuf depuis peu, avec Sophie (Zoé)Paléologue, nièce du dernier empereur deByzance, Constantin Paléologue (depuis laprise de Constantinople par les Turcs, en 1453,Zoé vivait en exil à Rome).Le mariage eut bien lieu, mais ses résultatsfurent à l'opposé de ceux qu'avaitescompté le souverain pontife. Pour confortersa puissance nouvellement acquise, Ivan IIIavait besoin d'une légitimité : ilia trouva fortopportunément dans cette union qui lui permitde se poser en héritier de Byzance ( « laseconde Rome >) ainsi qu 'en chef de file etgrand protecteur de l'ensemble de la chrétientéorientale de rite orthodoxe. Dans la foulée,et pleinement soutenu par sa nouvelle épouse,Ivan III se proclame « tzar » (alias « césar »)de toutes les Russies et reprend commearmoiries d'État l'aigle à deux têtes del'empire byzantin. Sophie, quant à elle, fait deson mieux pour imposer à la cour de Moscoule faste et le protocole qu 'elle a connus àConstantinople. Ainsi, les dés en sont jetés :la Russie de Moscou s'arroge non seulementun statut et une légitimité de grande puissance,mais aussi « une mission » consistant àlutter contre l'infidèle quel qu 'il soit et àdéfendre et à propager la foi orthodoxe. Lemessianisme russe, qui servira à justifiertoutes les conquêtes et tous les comportementsintérieurs, est né .
.. .,.., --MPIRE·~ MESSIANIQUE' .. ... - - ~. ' ... . · ' -· ... .. ---À partir du moment où, à la fin duXV• siècle, il se sera réellement constitué etaura acquis sa doctrine messianique, l'Étatrusse connaîtra une expansion perpétuelle quine se trouvera suspendue que durant despériodes relativement courtes et consécutivessoit à des défaites, soit à des troubles intérieurs.À la différence d'autres puissances, laRussie ne connaîtra pas de « frontières naturelles» pouvant servir de limite à son extension.« Qui n'avance pas, recule » : telle serala logique implacable de son attitude vis-à-visdu monde extérieur, une attitude qui, au coursdes siècles, parviendra à prendre une dimensionplanétaire ...Au cours des XVI' et XVII' siècles, laRussie s'affirme comme une puissance régionale,sinon prépondérante, du moins de premierplan. Des ennemis, elle en trouve pratiquementaux quatre points cardinaux : à l'estet au sud-est, ce qui subsiste des khanats tartares;au sud, les Turcs ; à l'ouest et au nordouest,les « faux frères >> slaves, lituaniens etpolonais, ayant embrassé le catholicismeromain. Et, tout à l'est, au-delà de l'Oural, elledécouvre des terres immenses, pratiquementdésertes et ne demandant qu'à être colonisées :la Sibérie!Sous Ivan IV« le Terrible» (1547-1584), laRussie s'empare des khanats tartares de Kazanet d'Astrakhan sur la Volga, mène contrel'ordre des chevaliers Porte-Glaive d'abord, lespolono-lituaniens ensuite, une longue guerre peuheureuse dont l'enjeu est (déjà!) le contrôle dela rive orientale de la Baltique, et entame en1582 la conquête de la Sibérie. Sous le règne dedeux successeurs d'Ivan le Terrible, Fédor etBoris (Godounov), ainsi que durant la périodedite des « temps troubles » (1605-1613), laRussie se trouve placée sur la défensive et unmoment envahie, les Polonais parvenant mêmeà s'emparer de Moscou en 1610. Néanmoins,les troupes russes, et notamment les milicespopulaires de Minine et Pojarski, finissent parlibérer le pays et favorisent 1 'accession autrône, en 1613, du premier des Romanov, le tzarMikhaïl.Sous son règne, jusqu'en 1645, la Russiecontinue de se battre contre la Pologne,connaissant tour à tour succès et revers. Enoutre, c'est à lui que les cosaques du Don,jusqu 'alors éléments incontrôlables, demandenten 1641 protection et tutelle. Cependant,c'est à son fils Alexis (1645-1676) qu'ilreviendra de franchir une étape importantedans 1 'expansion territoriale de la Russie enacceptant en 1654, à la demande des cosaquesPierre le Grand (1672-1725). Parvenu aupouvoir après avoir écrasé la révolte des gardesdu palais (streltsi), il fait de la Russie une grandepuissance en s'inspirant de méthodes et de techniquesimportées d'Europe. En 1703, il fonde sanouvelle capitale orientée face à l'Ouest, SaintPétersbourg.zaporogues et de leur hetman, Bogdan Khmelnitski,en rébellion ouverte contre les autoritéspolonaises, le rattachement de l'Ukraine. Bienentendu, cette annexion provoque une nouvelleguerre, longue et cruelle, entre la Russie et laPologne. En définitive, le traité d' Androussov,conclu en 1667, accorde définitivementl'Ukraine « rive gauche » (sous-entendu duDniepr) à la Russie, la Pologne conservant, enrevanche, la Biélorussie. Cependant, l'Étatrusse continue à s'étendre à un rythme sidérantau-delà de l'Oural. Ayant fondé sur leur passagedes dizaines de villes, les pionniers russesatteignent dès le milieu du XVII' siècle lescontrées de 1 'Extrême-Orient et s'installent surles berges du fleuve Amour et sur les rivagesde l'Océan Pacifique. Cette expansion russe enExtrême-Orient est (déjà !) considérée avec laplus grande méfiance par la Chine. Un conflitéclate, et par le traité de Nertchinsk ( 1689), laRussie se voit contrainte de renoncer, bienprovisoirement, aux régions riveraines del'Amour.Pierre le Grandet l'expansion mondialeAinsi, dans la dernière décennie duXVII' siècle, alors qu'accède au pouvoir, aprèsde cruelles luttes de succession, le jeune Pierre l"( « le Grand » ), le territoire de la Russie est,grosso modo, comparable à celui de la Fédérationde Russie de 1993, certains territoires enmoins et une grande partie de l'Ukraine enplus. Mais, à l'instigation de Pierre 1", l'expansionnismerusse acquiert une nouvelle dimension,non plus régionale, mais potentiellementmondiale. En effet, l'ambition du nouveausouverain, qui a voyagé en Europe de l'Ouestet y a appris beaucoup de choses, est de fairede son pays un État moderne et une puissanceplanétaire. Pour arriver à cela, il bouleverse lescoutumes des Russes, les obligeant à se raserla barbe et à abandonner leurs habits traditionnelsau profit de vêtements« à l'européenne »,fait appel à des kyrielles de spécialistes etd'ingénieurs étrangers, crée une armée et unemarine de guerre parfaitement modernes. Surtout,Pierre l" se rend compte que pour accéderau rang de puissance mondiale, la Russie abesoin, au nord et au sud, des débouchés maritimesdont elle ne dispose pas encore, sesmodestes ports, Arkhangelsk et Mourmansk,étant pris par les glaces tout au long de 1 'hiver.Pour acquérir ces façades maritimes, il fautdonc se battre, et on se battra. La « GrandeGuerre du Nord » contre la Suède (1700-1721)est marquée pour les Russes par des défaites,mais aussi par de grandes victoires (Poltava en17<strong>09</strong>). Quoi qu'il en soit, elle aboutit au traitéde Nystad (1721) par lequel la Suède cède à laRussie ses provinces baltiques. Dès avant(1703), Pierre l" crée à l'embouchure de laNéva la ville de Saint-Pétersbourg, qui deviendrasa capitale, ainsi que le port de guerre deCronstadt. Au nord, donc, tout va bien. Ausud, un peu moins. La guerre de 1711 contre laTurquie se solde par un échec, mais ce n'estque partie remise. En revanche, en direction dela Perse, les opérations se déroulent de manièresatisfaisante : en 1722, les troupes russess'emparent des villes de Bakou et Derbentainsi que de trois provinces sur la rive méridionalede la Caspienne. Notons au passageque le titre de « tzar » ne lui suffisant plus,Pierre l" se fait proclamer « Empereur detoutes les Russies ».À la mort de Pierre le Grand (1725), sesdifférents successeurs reprennent à leur compteses principales options en politique étrangère(et guerrière). Tout au long du XVIII' siècle, laRussie aura pour objectif : au sud, d'affaiblirles « infidèles musulmans » de 1 'Empire ottoman,à l'ouest, d'abattre la Pologne catholique,et, partout où cela est possible, de sefrayer un chemin vers les « mers chaudes ».Citons quelques épisodes dans l'ordre chronologique: