1 - Relier

C’est bien la force motrice du sujet dans son ensembleet sa difficulté apparente à la canaliserqui est en cause et qu’il faut soigner, du moinsapaiser. En bons écrivains 6 , les psychiatres del’époque rapportent les propos mais aussi lesdescriptions détaillées de ces sujets qui sontaussi parfois des personnalités publiques. Ainsile Dr. E. Régis décrivit en 1910 la «dromomaniede Jean-Jacques Rousseau», lequel s’était renducélèbre pour avoir prôné la supériorité de l’étatdéplacements de ces travailleurs. Ils furent la premièrecatégorie à faire l’objet d’un contrôle systématiquede leurs déplacements du fait de leurappartenance. La mise en scène du vagabond parles notables (médecins, juristes, écrivains…) au19 ème siècle fait office de contre-exemple dans ununivers où la protection sociale des travailleursen est à ses balbutiements. L’énergie qu’il déploiepour se «mettre en marche» tout en étant déconnectédu système de production fait de la figuredu vagabond une ombre qui plane au-dessus dechaque ouvrier qui ne se conformerait pas à sonrôle productiviste.de nature sur la «civilisation». Qualifié par lepsychiatre de «fugueur compulsif» et de «mélancoliquepersécuté» car incapable de fournirde motif autre que le «plaisir» ou la «beautédes paysages» pour justifier ses déplacements, lapersonnalité de Jean-Jacques Rousseau dévoile«un profond amour de la solitude, de la rêverie paresseuse,de l’indépendance et, par la suite, de la vieerrante et, tranchons le mot, du vagabondage. Le vagabondagechez lui est une passion. Il aime vivre auhasard. Apprenti greffier, graveur, valet de chambre,séminariste, employé au cadastre, maître de musique,on peut dire que, dans ses longs intervalles deces diverses occupations, il devient volontairement,et autant qu’il peut, un errant, un chemineau. C’estson goût dominant.» 7 La multiplicité de ses compétencesprofessionnelles sert ici à étayer sonaptitude instable qui constituerait sa qualité première.Sa personnalité décrite selon les critères dela «légèreté» est assimilée à une vacuité internequi le pousserait à se remplir compulsivement devoyage et d’expérience sensible.Ces carcans idéologiques trouvent leurs soubassementsdans le contexte d’industrialisationde la société occidentale du 19 ème siècle qui introduisitune hiérarchie de valeurs autour duphénomène mécanique. La généralisation de lamachine-outil dans la vie des ouvriers engendral’adoption de postures et gestuelles répétitivesqui furent valorisées, car conditionnant l’accèsdu plus grand nombre au confort. Par ailleurs,l’urbanisation au 19 ème siècle dont la fonctionfut de «transformer des paysans en salariés» 8s’accompagna d’un phénomène de rupture avecles activités physiques de domestication de lanature telles que la culture ou l’élevage. La forcede travail se devait dorénavant de circuler sur leterritoire national pour y faire progresser l’économiecapitaliste. La mobilité des ouvriers futdonc encouragée et légalisée dès 1803 par la créationdu livret ouvrier qui permit le contrôle desC’est dans ce contexte que les roulottes hippomobilesvont se démocratiser. Associée audéveloppement économique et à la promotiondes innovations sur le territoire national, la mobilitédes forains est tout d’abord valorisée par l’Etatfrançais 9 . Aujourd’hui encore l’imaginaire collectifse nourrit des ambivalences de l’économie libéralequi valorise l’esprit d’initiative et la concurrentialitéqu’octroie la mobilité humaine, tout encondamnant son immoralité dès lors qu’elle estdétachée de motifs purement économiques.6- Juan Rigoli, Lire le délire. Aliénisme, réthorique et littératureen France au 19 ème siècle. Fayard, Paris, 2001.7- Jules Lemaître (in Jean-Jacques Rousseau, Calmann-Lévy,Paris 1907), cité par E. Régis, La dromomanie de Jean-JacquesRousseau, Paris, 1910, p. 6.8- Arnaud Le Marchand, Enclaves nomades. Habitat et travailmobiles, Editions du Croquant, 2011, p. 26.9- Arnaud Le Marchand, op. cit., pp. 51-53.21