PETIT JOURNAL DE PRINTEMPS KABYLE Mai 2006

este de la famille est à son image, et les retrouver si unis me réchauffe le cœur.
Samedi 20 mai
Abdesslem et son associé ont absolument tenu à me raccompagner jusqu’à Djemâa et cela
m’a fourni l’occasion d’observer une scène savoureuse. L’associé a pris rendez-vous avec des
hommes d’affaires dans un café, sur la route, à Oued Aïssi. Ce premier rendez-vous a échoué, les
hommes d’affaires avaient été bloqués par un barrage routier. Second rendez-vous, sur le bord du
chemin, un peu plus loin, du côté de Tala N’Toulmoute (cf l’histoire de cette fontaine plus haut).
Nous nous garons. Une grosse Mercedes se place devant nous. En sortent deux très jeunes gens, fils
d’un riche affairiste tizi-ouzien. Pendant que l’un d’eux va passer le temps de l’entrevue pendu à son
portable, l’affaire se traitera avec l’autre, appuyé sur le capot du véhicule. Abdesslem et moi
croquons la scène depuis notre auto.
A Djemâa, le couscous, prévu pour le vendredi, a été reporté à ce midi pour moi, qui ne suis
pas rentré à la maison hier soir. Je l’avale en vitesse et repars pour Tizi car j’ai rendez-vous avec
Salem à 16 heures, à la sortie de son travail, pour me rendre à Tikobaïne, sur la commune de
Ouaguenoune, à environ 25 Kms de Tizi. Arrivés à Tikobaïne, nous empruntons un second fourgon,
qui longe le barrage du même nom, pour atteindre Mahbouba, village agricole socialiste des années
80. La vie socialiste de ce site fut de courte durée, puisque l’expérience de la révolution agraire, après
avoir décliné lentement, s’acheva brutalement en 1989. Les habitations furent alors revendues, la
terre rendue aux anciens latifundiaires ou distribuée à ceux qui voulaient la cultiver. La particularité
de Mahbouba est que le village a été investi par les villageois des communes voisines, en particulier
la commune d’Abizar48 ; par conséquent, la population y est homogène, à la différence d’autres
anciens villages socialistes, à la composition hétéroclite. Cela lui confère un aspect convivial assez
proche du village kabyle traditionnel, la djemâa49 en moins, remplacée par un comité social élu, aux
membres plutôt jeunes.
Ici, les gens parlent facilement et parfois les sujets abordés sont très graves, touchent à
l’essence même de l’individu : comment réagit-on quand on est un djoundi50 de 22 ans dans les
années 96-97 et que l’on « nettoie » les poches de terrorisme ? On se couche à plat ventre, et on tire
avec son arme, surtout sans se demander si ses propres balles atteignent un adversaire du même âge,
tapi à quelques centaines de mètres de là. Et comment accuse-t-on le coup quand on s’aperçoit, une
fois le contrat de mariage signé, que sa femme, choisie par la famille, est « entachée » d’un handicap
rédhibitoire qui l’empêchera à coup sûr d’enfanter ? On divorce alors, sans que le mariage ait été
consommé, et on devient méfiant à l’égard de tout. La religion peut aider à retrouver un équilibre
48 Connue pour « le cavalier d’Abizar » mais sa localisation n’est pas claire. Le Cavalier d’Abizar (« Amenay U
bizar ») est une stèle libyque, exposée au Musée d’Alger (III-II e siècle av. J.C.), représentant un cavalier barbu armé
d’un petit bouclier rond. On dit que le Capitaine Abizar fit quatre stèles identiques pour délimiter son territoire. Avec
l’occupation française on n’en découvrit que deux. Abizar serait le second village d’Algérie par sa population (18 000
habitants en 2000)
49 Lieu de rassemblement des sages du village, où se traitent les problèmes.
50 Appelé du contingent
Petit Journal de printemps kabyle – Mai 2006