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MARCEL PROUST Un amour de Swann - Accueil

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profon<strong>de</strong>ur douloureuse mais magnifique comme celle que leur eût prêtée un poète ; et il eût mis à reconstituer les<br />

petits faits <strong>de</strong> la chronique <strong>de</strong> la Côte d'Azur d'alors, si elle avait pu l'ai<strong>de</strong>r à comprendre quelque chose du sourire ou<br />

<strong>de</strong>s regards - pourtant si honnêtes et si simples - d'O<strong>de</strong>tte, plus <strong>de</strong> passion que l'esthéticien qui interroge les<br />

documents subsistent <strong>de</strong> la Florence du XVe siècle pour tâcher d'entrer plus avant dans l'âme <strong>de</strong> la Primavera, <strong>de</strong> la<br />

bella Vanna, ou <strong>de</strong> la Vénus <strong>de</strong> Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la regardait, il songeait ; elle lui disait "<br />

Comme tu as l'air triste ! " Il n'y avait pas bien longtemps encore, <strong>de</strong> l'idée qu'elle était une créature bonne, analogue<br />

aux meilleures qu'il eût connues, il avait passé à l'idée qu'elle était une femme entretenue ; inversement il lui était<br />

arrivé <strong>de</strong>puis <strong>de</strong> revenir <strong>de</strong> l'O<strong>de</strong>tte <strong>de</strong> Crécy, peut-être trop cc>nnue <strong>de</strong>s fêtards, <strong>de</strong>s hommes à femmes, à ce visage<br />

d'une expression parfois si douce, à cette nature si humaine. Il se disait : , Qu'est-ce que cela veut dire qu'à Nice tout<br />

le mon<strong>de</strong> sache qui est O<strong>de</strong>tte <strong>de</strong> Crécy ? Ces réputations-là, même vraies, sont faites avec les idées <strong>de</strong>s autres " ; il<br />

pensait que cette légen<strong>de</strong> - fût-elle authentique - était extérieure à O<strong>de</strong>tte, n'était pas en elle comme une personnalité<br />

irréductible et malfaisante ; que la créature qui avait pu être amenée à mal faire, c'était une femme aux bons yeux, au<br />

coeur plein <strong>de</strong> pitié pour la souffrance, au corps docile qu'il avait tenu, qu'il avait serré dans ses bras et manié, une<br />

femme qu'il pourrait arriver un jour à possé<strong>de</strong>r toute, s'il réussissait à se rendre indispensable à elle. Elle était là,<br />

souvent fatiguée, le visage vidé pour un instant <strong>de</strong> la préoccupation fébrile et joyeuse <strong>de</strong>s choses inconnues qui<br />

faisaient souffrir <strong>Swann</strong> ; elle écartait ses cheveux avec ses mains ; son front. sa figure paraissaient plus larges ; alors,<br />

tout d'un coup, quelque pensée simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe dans toutes les<br />

créatures, quand dans un moment <strong>de</strong> repos ou <strong>de</strong> repliement elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait <strong>de</strong> ses yeux<br />

comme un rayon jaune. Et aussitôt tout son visage s'éclairait comme une campagne grise, couverte <strong>de</strong> nuages qui<br />

soudain s'écartent, pour sa transfiguration, ait moment du soleil couchant. La vie qui était en O<strong>de</strong>tte à ce moment-là,<br />

l'avenir même qu'elle semblait rêveusement regar<strong>de</strong>r, <strong>Swann</strong> aurait pu les partager avec elle ; aucune agitation<br />

mauvaise ne semblait y avoir laissé <strong>de</strong> résidu. Si rares qu'ils <strong>de</strong>vinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. Par le<br />

souvenir <strong>Swann</strong> reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme en or une O<strong>de</strong>tte <strong>de</strong> bonté et <strong>de</strong> calme<br />

pour laquelle il fit plus tard (comme on le verra dans la <strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong> cet ouvrage), <strong>de</strong>s sacrifices que l'autre<br />

O<strong>de</strong>tte n'eût pas obtenus. Mais que ces moments étaient rares, et que maintenant il la voyait peul Même pour leur<br />

ren<strong>de</strong>z-vous du soir, elle ne lui disait qu'à la <strong>de</strong>rnière minute si elle pourrait le lui accor<strong>de</strong>r car, comptant qu'elle le<br />

Marcel <strong>PROUST</strong> “<strong>Un</strong> <strong>amour</strong> <strong>de</strong> <strong>Swann</strong>”<br />

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