MARCEL PROUST Un amour de Swann - Accueil
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l'église <strong>de</strong> Brou, à cause du regret qu'elle avait <strong>de</strong> lui, Marguerite d'Autriche entrelaça partout aux siennes. Certains<br />
jours, au lieu <strong>de</strong> rester chez lui, il allait prendre son déjeuner dans un restaurant assez voisin dont il avait apprécié<br />
autrefois la bonne cuisine et où maintenant il n'allait plus que pour une <strong>de</strong> ces raisons à la fois mystiques et<br />
saugrenues, qu'on appelle romanesques ; c'est que ce restaurant (lequel existe encore) portait le même nom que la rue<br />
habitée par O<strong>de</strong>tte : Lapérouse. Quelquefois, quand elle avait fait un court déplacement, ce n'est qu'après plusieurs<br />
jours qu'elle songeait à lui faire savoir qu'elle était revenue à Paris. Et elle lui disait tout simplement, sans plus<br />
prendre comme autrefois la précaution <strong>de</strong> se couvrir à tout hasard d'un petit morceau emprunté à la vérité, qu'elle<br />
venait d'y rentrer à l'instant même par le train du matin. Ces paroles étaient mensongères ; du moins pour O<strong>de</strong>tte elles<br />
étaient mensongères, inconsistantes, n'ayant pas, comme si elles avaient été vraies, un point d'appui dans le souvenir<br />
<strong>de</strong> son arrivée à la gare ; même elle était empêchée <strong>de</strong> se les représenter au moment où elle les prononçait, par<br />
l'image, contradictoire <strong>de</strong> ce qu'elle avait fait <strong>de</strong> tout différent au moment où elle prétendait être <strong>de</strong>scendue du train.<br />
Mais dans l'esprit <strong>de</strong> <strong>Swann</strong> au contraire, ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient s'incruster et<br />
prendre l'inamovibilité d'une vérité si indubitable que, si un ami lui disait être venu par ce train et ne pas avoir vu<br />
O<strong>de</strong>tte, il était persuadé que c'était l'ami qui se trompait <strong>de</strong> jour ou d'heure, puisque son dire ne se conciliait pas avec<br />
les paroles d'O<strong>de</strong>tte. Celles-ci ne lui eussent paru mensongères que s'il s'était d'abord défié qu'elles le fussent. Pour<br />
qu'il crût qu'elle mentait, un soupçon préalable était une condition nécessaire. C'était d'ailleurs aussi une condition<br />
suffisante. Alors tout ce que disait O<strong>de</strong>tte lui paraissait suspect. L'entendait-il citer un nom, c'était certainement celui<br />
d'un <strong>de</strong> ses amants ; une fois cette supposition forgée, il passait <strong>de</strong>s semaines à se désoler ; il s'aboucha même une<br />
fois avec une agence <strong>de</strong> renseignements pour savoir l'adresse, l'emploi du temps <strong>de</strong> l'inconnu qui ne le laisserait<br />
respirer que quand il serait parti en voyage, et dont il finit par apprendre que c'était un oncle d'O<strong>de</strong>tte mort <strong>de</strong>puis<br />
vingt ans.<br />
Bien qu'elle ne lui permît pas en général <strong>de</strong> la rejoindre dans <strong>de</strong>s lieux publics, disant que cela ferait jaser, il<br />
arrivait que dans une soirée où il était invité comme elle - chez Forcheville, chez le peintre, ou à un bal <strong>de</strong> charité<br />
dans un ministère - il se trouvât en même temps qu'elle. Il la voyait mais n'osait pas rester <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> l'irriter en ayant<br />
l'air d'épier les plaisirs qu'elle prenait avec d'autres et qui - tandis qu'il rentrait solitaire, qu'il allait se coucher anxieux<br />
comme je <strong>de</strong>vais l'être moi-même quelques années plus tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combray -<br />
Marcel <strong>PROUST</strong> “<strong>Un</strong> <strong>amour</strong> <strong>de</strong> <strong>Swann</strong>”<br />
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