MARCEL PROUST Un amour de Swann - Accueil
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intérieur, ce fleuve, incolore et libre, voici qu'une seule parole d'O<strong>de</strong>tte venait l'atteindre jusqu'en <strong>Swann</strong> et, comme<br />
un morceau <strong>de</strong> glace, l'immobilisait, durcissait sa fluidité, le faisait geler tout entier ; et <strong>Swann</strong> s'était senti soudain<br />
rempli d'une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois intérieures <strong>de</strong> son être jusqu'à le faire éclater : c'est<br />
qu'O<strong>de</strong>tte lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l'observait : " Forcheville va faire un beau voyage, à la<br />
Pentecôte. Il va en Egypte ", et <strong>Swann</strong> avait aussitôt compris que cela signifiait : " je vais aller en Egypte à la<br />
Pentecôte avec Forcheville. " Et en effet, si quelques jours après, <strong>Swann</strong> lui disait " Voyons, à propos <strong>de</strong> ce voyage<br />
que tu m'as dit que tu ferais avec Forcheville ", elle répondait étourdiment : (" Oui mon petit, nous partons le 19, on<br />
t'enverra une vue <strong>de</strong>s Pyrami<strong>de</strong>s. " Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse <strong>de</strong> Forcheville, le lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
à elle-même. Il savait que, superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu'elle ne ferait pas et puis la<br />
crainte, qui l'avait retenu jusqu'ici, d'irriter O<strong>de</strong>tte en l'interrogeant, <strong>de</strong> se faire détester d'elle, n'existait plus<br />
maintenant qu’il avait perdu tout espoir d'en être jamais aimé.<br />
<strong>Un</strong> jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu'O<strong>de</strong>tte avait été la maîtresse d'innombrables hommes (dont<br />
on lui citait quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. <strong>de</strong> Bréauté et le peintre), <strong>de</strong> femmes, et qu'elle fréquentait<br />
les maisons <strong>de</strong> passe. Il fut tourmenté <strong>de</strong> penser qu'il y avait parmi ses amis un être capable <strong>de</strong> lui avoir adressé cette<br />
lettre (car par certains détails elle révélait chez celui qui l'avait écrite une connaissance familière <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> <strong>Swann</strong>).<br />
Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n'avait jamais eu aucun soupçon <strong>de</strong>s actions inconnues <strong>de</strong>s êtres, <strong>de</strong> celles qui<br />
sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c'était plutôt sous le caractère apparent <strong>de</strong> M.<br />
<strong>de</strong> Charlus, <strong>de</strong> NI. <strong>de</strong>s Laumes, <strong>de</strong> M. d'Orsan, qu'il <strong>de</strong>vait situer la région inconnue où cet acte ignoble avait dû<br />
naître, comme aucun <strong>de</strong> ces hommes n'avait jamais approuvé <strong>de</strong>vant lui les lettres anonymes et que tout ce qu'ils lui<br />
avaient dit impliquait qu'ils les réprouvaient, il ne vit pas plus <strong>de</strong> raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature <strong>de</strong><br />
l'un que <strong>de</strong> l'autre. Celle <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Charlus était un peu d'un détraqué, mais foncièrement bonne et tendre ; celle <strong>de</strong> M.<br />
<strong>de</strong>s Laumes un peu sèche, mais saine et droite. Quant à M. d'Orsan, <strong>Swann</strong> n'avait jamais rencontré personne qui dans<br />
les circonstances même les plus tristes vînt à lui avec une parole plus sentie, un geste plus direct et plus juste. C'était<br />
au point qu'il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu'on prêtait à M. d'Orsan dans la liaison qu'il avait avec une<br />
femme riche, et que chaque fois que <strong>Swann</strong> pensait à lui, il était obligé <strong>de</strong> laisser <strong>de</strong> côté cette mauvaise réputation<br />
inconciliable avec tant <strong>de</strong> témoignages certains <strong>de</strong> délicatesse. <strong>Un</strong> instant <strong>Swann</strong> sentit que son esprit s'obscurcissait,<br />
Marcel <strong>PROUST</strong> “<strong>Un</strong> <strong>amour</strong> <strong>de</strong> <strong>Swann</strong>”<br />
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