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MARCEL PROUST Un amour de Swann - Accueil

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façon universelle et pour tout être pensant une tristesse morbi<strong>de</strong>, capable <strong>de</strong> donner la fièvre du suici<strong>de</strong>. Il se rendait<br />

compte alors que cet intérêt, cette tristesse n'existaient qu'en lui comme une maladie, et que quand celle-ci serait<br />

guérie, les actes d'O<strong>de</strong>tte, les baisers qu'elle aurait pu donner re<strong>de</strong>viendraient inoffensifs comme ceux <strong>de</strong> tant d'autres<br />

femmes. Mais que la curiosité douloureuse que <strong>Swann</strong> y portait maintenant n'eût sa cause qu'en lui n'était pas pour lui<br />

faire trouver déraisonnable <strong>de</strong> considérer cette curiosité comme importante et <strong>de</strong> mettre tout en oeuvre pour lui<br />

donner satisfaction. C'est que <strong>Swann</strong> arrivait à un âge dont la philosophie - favorisée par celle <strong>de</strong> l'époque, par celle<br />

aussi du milieu où <strong>Swann</strong> avait beaucoup vécu, <strong>de</strong> cette coterie <strong>de</strong> la princesse <strong>de</strong>s Laumes où il était convenu qu'on<br />

est intelligent dans la mesure où on doute <strong>de</strong> tout et où on ne trouvait <strong>de</strong> réel et d'incontestable que les goûts <strong>de</strong><br />

chacun - n'est déjà plus celle <strong>de</strong> la jeunesse, mais une philosophie positive, presque médicale, d'hommes qui au lieu<br />

d'extérioriser les objets <strong>de</strong> leurs aspirations, essayent <strong>de</strong> dégager <strong>de</strong> leurs années déjà écoulées un résidu fixe<br />

d'habitu<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> passions qu'ils puissent considérer en eux, comme caractéristiques et permanentes et auxquelles,<br />

délibérément, ils veilleront d'abord que le genre d'existence qu'ils adoptent puisse donner satisfaction. <strong>Swann</strong> trouvait<br />

sage <strong>de</strong> faire dans sa vie la part <strong>de</strong> la souffrance qu'il éprouvait à ignorer ce qu'avait fait O<strong>de</strong>tte, aussi bien que la part<br />

<strong>de</strong> la recru<strong>de</strong>scence qu'un climat humi<strong>de</strong> causait à son eczéma ; <strong>de</strong> prévoir dans son budget une disponibilité<br />

importante pour obtenir sur l'emploi <strong>de</strong>s journées d'O<strong>de</strong>tte <strong>de</strong>s renseignements sans lesquels il se sentirait<br />

malheureux. aussi bien qu'il en réservait pour d'autres goûts dont il savait qu'il pouvait attendre du plaisir, au moins<br />

avant qu'il fût <strong>amour</strong>eux, comme celui <strong>de</strong>s collections et <strong>de</strong> la bonne cuisine.<br />

Quand il voulut dire adieu à O<strong>de</strong>tte pour rentrer, elle lui <strong>de</strong>manda <strong>de</strong> rester encore et le retint même vivement, en<br />

lui prenant le bras, au moment où il allait ouvrir la porte pour sortir. Mais il n'y prit pas gar<strong>de</strong>, car dans la multitu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s gestes, <strong>de</strong>s propos, <strong>de</strong>s petits inci<strong>de</strong>nts qui remplissent une conversation, il est inévitable que nous passions, sans<br />

y rien remarquer qui éveille notre attention, près <strong>de</strong> ceux qui cachent une vérité que nos soupçons cherchent au<br />

hasard, et que nous nous arrêtions au contraire à ceux sous lesquels il n'y a rien. Elle lui redisait tout le temps : " Quel<br />

malheur que toi, qui ne viens jamais l'après-midi, pour une fois que cela t'arrive, je ne t'aie pas vu. " Il savait bien<br />

qu'elle n'était pas assez <strong>amour</strong>euse <strong>de</strong> lui pour avoir' un regret si vif d'avoir manqué sa visite, mais comme elle était<br />

bonne, désireuse <strong>de</strong> lui faire plaisir, et souvent triste quand elle l'avait contrarié, il trouva tout naturel qu'elle le fût<br />

cette fois <strong>de</strong> l'avoir privé <strong>de</strong> ce plaisir <strong>de</strong> passer une heure ensemble qui était très grand, non pour elle, mais pour lui.<br />

Marcel <strong>PROUST</strong> “<strong>Un</strong> <strong>amour</strong> <strong>de</strong> <strong>Swann</strong>”<br />

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