MARCEL PROUST Un amour de Swann - Accueil
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<strong>Un</strong> mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par O<strong>de</strong>tte à Forcheville, <strong>Swann</strong> alla à un dîner que les<br />
Verdurin donnaient au Bois. Au moment où on se préparait à partir, il remarqua <strong>de</strong>s conciliabules entre Mme<br />
Verdurin et plusieurs <strong>de</strong>s invités et crut comprendre qu'on rappelait au pianiste <strong>de</strong> venir le len<strong>de</strong>main à une partie à<br />
Chatou; or, lui, <strong>Swann</strong>, n'y était pas invité.<br />
Les Verdurin n'avaient parlé qu'à mi-voix et en termes vagues, mais le peintre, distrait sans doute, s'écria :<br />
" Il ne faudra aucune lumière et qu'il joue la sonate Clair <strong>de</strong> lune dans l'obscurité pour mieux voir s'éclairer les<br />
choses. "<br />
Mme Verdurin, voyant que <strong>Swann</strong> était à <strong>de</strong>ux pas, prit cette expression où le désir <strong>de</strong> faire taire celui qui parle et<br />
<strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r un air innocent aux yeux <strong>de</strong> celui qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard, où l'immobile<br />
signe d'intelligence du complice se dissimule sous les sourires <strong>de</strong> l'ingénu et qui enfin, commune à tous ceux qui<br />
s'aperçoivent d'une gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à celui qui en est l'objet. O<strong>de</strong>tte<br />
eut soudain l'air d'une désespérée qui renonce à lutter contre les difficultés écrasantes <strong>de</strong> la vie, et <strong>Swann</strong> comptait<br />
anxieusement les minutes qui le séparaient du moment où, après avoir quitté ce restaurant, , pendant le retour avec<br />
elle, il allait pouvoir lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s explications, obtenir qu'elle n'allât pas le len<strong>de</strong>main à Chatou ou qu'elle l'y fît<br />
inviter, et apaiser dans ses bras l'angoisse qu'il ressentait. Enfin on <strong>de</strong>manda leurs voitures. Mme Verdurin dit à<br />
<strong>Swann</strong> :<br />
" Alors, adieu, à bientôt, n'est-ce pas ? " tâchant par l'amabilité du regard et la contrainte du sourire <strong>de</strong> l'empêcher<br />
<strong>de</strong> penser qu'elle ne lui disait pas, comme elle tût toujours fait jusqu'ici :<br />
" A <strong>de</strong>main à Chatou, à après-<strong>de</strong>main chez moi. " M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la<br />
voiture <strong>de</strong> <strong>Swann</strong> s'était rangée <strong>de</strong>rrière la leur dont il attendait le départ pour faire monter O<strong>de</strong>tte dans la sienne.<br />
" O<strong>de</strong>tte, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite place pour vous à côté <strong>de</strong> M. <strong>de</strong><br />
Forcheville.<br />
- Oui, madame, répondit O<strong>de</strong>tte.<br />
- Comment, mais je croyais que je vous reconduisais, s'écria <strong>Swann</strong>, disant sans dissimulation les mots<br />
nécessaires" car la portière était ouverte, les secon<strong>de</strong>s étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans elle dans l'état où<br />
il était.<br />
Marcel <strong>PROUST</strong> “<strong>Un</strong> <strong>amour</strong> <strong>de</strong> <strong>Swann</strong>”<br />
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