14.07.2013 Views

MARCEL PROUST Un amour de Swann - Accueil

MARCEL PROUST Un amour de Swann - Accueil

MARCEL PROUST Un amour de Swann - Accueil

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

ayant besoin <strong>de</strong> se manifester et d'agir, il se plaisait à pousser <strong>de</strong> plus en plus loin ses imaginations mauvaises, parce<br />

que, grâce aux perfidies qu'il prêtait à O<strong>de</strong>tte, il la détestait davantage et pourrait si - ce qu’il cherchait à se figurer -<br />

elles se trouvaient être vraies, avoir une occasion <strong>de</strong> la punir et d'assouvir sur elle sa rage grandissante. Il alla ainsi<br />

jusqu'à supposer qu'il allait recevoir une lettre d'elle où elle lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rait <strong>de</strong> l'argent pour louer ce château près <strong>de</strong><br />

Bayreuth, mais en le prévenant qu'il n'y pourrait pas venir, parce qu'elle avait promis à Forcheville et aux Verdurin <strong>de</strong><br />

les inviter. Ah ! comme il eût aimé qu'elle pût avoir cette audace ! Quelle joie il aurait à refuser, à rédiger la réponse<br />

vengeresse dont il se complaisait à choisir, à énoncer tout haut les termes, comme s'il avait reçu la lettre en réalité !<br />

Or, c'est ce qui arriva le len<strong>de</strong>main même. Elle lui écrivit que les Verdurin et leurs amis avaient manifesté le désir<br />

d'assister à ces représentations <strong>de</strong> Wagner, et que, s'il voulait bien lui envoyer cet argent, elle aurait enfin, après avoir<br />

été si souvent reçue chez eux, le plaisir <strong>de</strong> les inviter à son tour. De lui, elle ne disait pas un mot, il était sous-entendu<br />

que leur présence excluait la sienne.<br />

Alors cette terrible réponse dont il avait arrêté chaque mot la veille sans oser espérer qu'elle pourrait servir jamais,<br />

il avait la joie <strong>de</strong> la lui faire porter. Hélas ! il sentait bien qu'avec l'argent qu'elle avait, ou qu'elle trouverait<br />

facilement, elle pourrait tout <strong>de</strong> même louer à Bayreuth puisqu’elle en avait envie, elle qui n'était pas capable <strong>de</strong> faire<br />

<strong>de</strong> différence entre Bach et Clapisson. Mais elle y vivrait malgré tout plus chichement. Pas moyen, comme s’il lui eût<br />

envoyé cette fois quelques billets <strong>de</strong> mille francs, d'organiser chaque soir, dans un château, <strong>de</strong> ces soupers fins après<br />

lesquels elle se serait peut-être passé la fantaisie - qu'il était possible qu'elle n'eût jamais eue encore - <strong>de</strong> tomber dans<br />

les bras <strong>de</strong> Forcheville. Et puis du moins, ce voyage détesté, ce n'étai't pas lui, <strong>Swann</strong>, qui le paierait ! - Ah ! s'il avait<br />

pu l'empêcher ! si elle avait pu se fouler le pied avant <strong>de</strong> partir, si le cocher <strong>de</strong> la voiture qui l'emmènerait à la gare<br />

avait consenti, à n'importe quel prix, à la conduire dans un lieu où elle fût restée quelque temps séquestrée, cette<br />

femme perfi<strong>de</strong>, aux yeux émaillés par un sourire <strong>de</strong> complicité adressé à Forcheville, qu'O<strong>de</strong>tte était pour <strong>Swann</strong><br />

<strong>de</strong>puis quarante-huit heures.<br />

Mais elle ne l'était jamais pour très longtemps ; au bout <strong>de</strong> quelques jours le regard luisant et fourbe perdait <strong>de</strong><br />

son éclat et <strong>de</strong> sa duplicité, cette image d'une O<strong>de</strong>tte exécrée disant à Forcheville : " Ce qu'il rage ! " commençait à<br />

pâlir, à s'effacer. Alors, progressivement reparaissait et s'élevait en brillant doucement, le visage <strong>de</strong> l'autre O<strong>de</strong>tte, <strong>de</strong><br />

celle qui adressait aussi un sourire à Forcheville, mais un sourire où il n'y avait pour <strong>Swann</strong> que <strong>de</strong> la tendresse,<br />

Marcel <strong>PROUST</strong> “<strong>Un</strong> <strong>amour</strong> <strong>de</strong> <strong>Swann</strong>”<br />

96<br />

WWW.MIRABELLI.IT

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!