MARCEL PROUST Un amour de Swann - Accueil
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et il pensa à autre chose pour retrouver un peu <strong>de</strong> lumière. Puis il eut le courage <strong>de</strong> revenir vers ces réflexions. Mais<br />
alors, après n'avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le mon<strong>de</strong>. Après tout M. <strong>de</strong> Charlus l'aimait,<br />
avait bon coeur. Mais c'était un névropathe, peut-être <strong>de</strong>main pleurerait-il <strong>de</strong> le savoir mala<strong>de</strong>, et aujourd'hui par<br />
jalousie, par colère, sur quelque idée subite qui s'était emparée <strong>de</strong> lui, avait-il désiré lui faire du mal. Au fond, cette<br />
race d'hommes est la pire <strong>de</strong> toutes. Certes, le prince <strong>de</strong>s Laumes était bien loin d'aimer <strong>Swann</strong> autant que M. <strong>de</strong><br />
Charlus. Mais à cause <strong>de</strong> cela même, il n'avait pas avec lui les mêmes susceptibilités ; et puis c'était une nature froi<strong>de</strong><br />
sans doute, mais aussi incapable <strong>de</strong> vilenies que <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s actions ; <strong>Swann</strong> se repentait <strong>de</strong> ne s'être pas attaché, dans<br />
la vie, qu'à <strong>de</strong> tels êtres. Puis il songeait que ce qui empêche les hommes <strong>de</strong> faire du mal à leur prochain, c'est la<br />
bonté, qu'il ne pouvait au fond répondre que <strong>de</strong> natures analogues à la sienne, comme était, à l'égard du coeur, celle<br />
<strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Charlus. La seule pensée <strong>de</strong> faire cette peine à <strong>Swann</strong> eût révolté celui-ci. Mais avec un homme insensible,<br />
d'une autre humanité, comme était le prince <strong>de</strong>s Laumes, comment prévoir à quels actes pouvaient le conduire <strong>de</strong>s<br />
mobiles d'une essence différente. Avoir du coeur, c'est tout. et M. <strong>de</strong> Charlus en avait. M. d'Orsan n'en manquait pas<br />
non plus, et ses relations cordiales mais peu intimes avec <strong>Swann</strong>, nées <strong>de</strong> l'agrément que, pensant <strong>de</strong> même sur tout,<br />
ils avaient à causer ensemble, étaient <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> repos que l'affection exaltée <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Charlus, capable <strong>de</strong> se porter à<br />
<strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> passion, bons ou mauvais. S'il y avait quelqu'un par qui <strong>Swann</strong> s'était toujours senti compris et<br />
délicatement aimé, c'était par M. d'Orsan. Oui, mais cette vie peu honorable qu'il menait ? <strong>Swann</strong> regrettait <strong>de</strong> n'en<br />
avoir pas tenu compte, d'avoir souvent avoué en plaisantant qu'il n'avait jamais éprouvé si vivement <strong>de</strong>s sentiments <strong>de</strong><br />
sympathie et d'estime que dans la société d'une canaille. " Ce n'est pas pour rien, se disait-il maintenant, que <strong>de</strong>puis<br />
que les hommes jugent leur prochain, c'est sur les actes. Il n'y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement ce<br />
que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et <strong>de</strong>s Laumes peuvent avoir tels ou tels défauts, ce sont d'honnêtes<br />
gens. Orsan n'en a peut-être pas, mais ce n'est pas un honnête homme. Il a pu mal agir une fois <strong>de</strong> plus. " Puis <strong>Swann</strong><br />
soupçonna Rémi, qui, il est vrai, n'aurait pu qu'inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la bonne. D'abord<br />
Lorédan avait <strong>de</strong>s raisons d'en vouloir à O<strong>de</strong>tte. Et puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans<br />
une situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos défauts <strong>de</strong>s richesses et <strong>de</strong>s vices imaginaires pour<br />
lesquels ils nous envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés à agir autrement que <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> notre<br />
mon<strong>de</strong> ? Il soupçonna aussi mon grand-père. Chaque fois que <strong>Swann</strong> lui avait <strong>de</strong>mandé un service, ne le lui avait-il<br />
Marcel <strong>PROUST</strong> “<strong>Un</strong> <strong>amour</strong> <strong>de</strong> <strong>Swann</strong>”<br />
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