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MARCEL PROUST Un amour de Swann - Accueil

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sortant <strong>de</strong> chez elle que vous êtes allés au musée Grévin. Vous étiez allés ailleurs d'abord. Non ? Oh que c'est drôle !<br />

Vous ne savez pas comme vous m'amusez, mon petit Mémé. Mais quelle drôle d'idée elle a eue d'aller ensuite au Chat<br />

Noir, c'est bien une idée d'elle... Non ? c'est vous ? C'est curieux. Après tout ce n'est pas une mauvaise idée, elle<br />

<strong>de</strong>vait y connaître beaucoup <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> ? Non ? elle n'a parlé à personne ? C'est extraordinaire. Alors vous êtes restés<br />

là comme cela tous les <strong>de</strong>ux tout seuls ? je vois d'ici cette scène. Vous êtes gentil, mon petit Mémé, je vous aime<br />

bien. " <strong>Swann</strong> se sentait soulagé. Pour lui, à qui il était arrivé en causant avec <strong>de</strong>s indifférents qu'il écoutait à peine,<br />

d'entendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple : " J'ai vu hier Mme <strong>de</strong> Crécy, elle était avec un<br />

monsieur que je ne connais pas "), phrases qui aussitôt dans le coeur <strong>de</strong> <strong>Swann</strong> passaient à l'état soli<strong>de</strong>, s'y<br />

durcissaient comme une incrustation, le déchiraient, , n'en bougeaient plus, qu'ils étaient doux au contraire ces mots :<br />

" Elle ne connaissait personne, elle n'a parlé à personne ! " comme ils circulaient aisément en lui, qu'ils étaient<br />

flui<strong>de</strong>s, faciles, respirables! Et pourtant au bout d'un instant il se disait qu'O<strong>de</strong>tte <strong>de</strong>vait le trouver bien ennuyeux,<br />

pour que ce fussent là les plaisirs qu'elle préférait à sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le rassurait, lui faisait<br />

pourtant <strong>de</strong> la peine comme une trahison.<br />

Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée, il lui aurait suffi pour calmer l'angoisse qu'il éprouvait alors,<br />

et contre laquelle la présence d'O<strong>de</strong>tte, la douceur d'être auprès d'elle était le seul spécifique (un spécifique qui à la<br />

longue aggravait le mal avec bien <strong>de</strong>s remè<strong>de</strong>s, mais du moins calmait momentanément la souffrance), il lui aurait<br />

suffi, si O<strong>de</strong>tte l'avait seulement permis, <strong>de</strong> rester chez elle tant qu'elle ne serait pas là, <strong>de</strong> l'attendre jusqu'à cette<br />

heure du retour dans l'apaisement <strong>de</strong> laquelle seraient venues se confondre les heures qu'un prestige, un maléfice lui<br />

avaient fait croire différentes <strong>de</strong>s autres. Mais elle ne voulait pas ; il revenait chez lui ; il se forçait en chemin à<br />

former divers projets, il cessait <strong>de</strong> songer à O<strong>de</strong>tte ; même il arrivait, tout en se déshabillant, à rouler en lui <strong>de</strong>s<br />

pensées assez joyeuses ; c'est le coeur plein <strong>de</strong> l'espoir d'aller le len<strong>de</strong>main voir quelque chef-d’oeuvre qu'il se mettait<br />

au lit et éteignait sa lumière ; mais, dès que, pour se préparer à dormir, il cessait d'exercer sur lui-même une<br />

contrainte dont il n'avait même pas conscience tant elle était <strong>de</strong>venue habituelle, au même instant un frisson glacé<br />

refluait en lui et il se mettait à sangloter. Il ne voulait même pas savoir pourquoi, s'essuyait les yeux, se disait en riant<br />

: " C'est charmant, je <strong>de</strong>viens névropathe. " Puis il ne pouvait penser sans une gran<strong>de</strong> lassitu<strong>de</strong> que le len<strong>de</strong>main il<br />

faudrait recommencer <strong>de</strong> chercher à savoir ce qu'O<strong>de</strong>tte avait fait, à mettre en jeu <strong>de</strong>s influences pour tâcher <strong>de</strong> la<br />

Marcel <strong>PROUST</strong> “<strong>Un</strong> <strong>amour</strong> <strong>de</strong> <strong>Swann</strong>”<br />

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