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MARCEL PROUST Un amour de Swann - Accueil

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- Oh ! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues ! c'est tout ce qu'il y a <strong>de</strong> plus ancien. Je n'y avais jamais<br />

repensé, on dirait que tu veux absolument me redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé, dit-elle, avec une sottise<br />

inconsciente et une méchanceté voulue.<br />

- Oh ! je voulais seulement savoir si c'est <strong>de</strong>puis que<br />

je te connais. Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici ? tu ne peux pas me dire un certain soir, que je<br />

me représente ce que je faisais ce soir-là ; tu comprends bien qu'il n'est pas possible que tu ne te rappelles pas avec<br />

qui, O<strong>de</strong>tte, mon <strong>amour</strong>.<br />

- Mais je ne sais pas, moi, je crois que c'était au Bois un soir OU tu es venu nous retrouver dan-, l'île. Tu avais<br />

dîné chez la princesse <strong>de</strong>s Laumes, dit-elle, heureuse <strong>de</strong> fournir un détail précis qui attestait sa véracité. A une table<br />

voisine il y avait une femme que je n'avais pas vue <strong>de</strong>puis très longtemps. Elle m'a dit : " Venez donc <strong>de</strong>rrière " le<br />

petit rocher voir l'effet du clair <strong>de</strong> lune sur l'eau. " D'abord j'ai bâillé et j'ai répondu : " Non, je suis " fatiguée et je<br />

suis bien ici. " Elle a assuré qu'il n'y avait jamais eu un clair <strong>de</strong> lune pareil. Je lui ai dit :<br />

" Cette blague ! " ; je savais bien où elle voulait en venir. " O<strong>de</strong>tte racontait cela presque en riant, soit que cela lui<br />

parût tout naturel, ou parce qu'elle croyait en atténuer ainsi l'importance, ou pour ne pas avoir l'air humilié. En voyant<br />

le visage <strong>de</strong> <strong>Swann</strong>, elle changea <strong>de</strong> ton :<br />

" Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire <strong>de</strong>s mensonges que je dis afin que tu me laisses<br />

tranquille. "<br />

Ce second coup porté à <strong>Swann</strong> était plus atroce encore que le premier. Jamais il n'avait supposé que ce fût une<br />

chose aussi récente, cachée à ses yeux qui n'avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu'il n'avait pas connu,<br />

mais dans <strong>de</strong>s soirs qu'il se rappelait si bien, qu’il avait vécus avec O<strong>de</strong>tte, qu'il avait crus connus si bien par lui et qui<br />

maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose <strong>de</strong> fourbe et d'atroce ; au milieu d'eux tout d'un coup se<br />

creusait cette ouverture béante, ce moment dans l'île du Bois. O<strong>de</strong>tte sans être intelligente avait le charme du naturel.<br />

Elle avait raconté, elle avait mimé cette scène avec tant <strong>de</strong> simplicité que <strong>Swann</strong> haletant voyait tout le bâillement<br />

d'O<strong>de</strong>tte, le petit rocher. Il l'entendait répondre - gaiement, hélas ! : " Cette blague! " il sentait qu'elle ne dirait rien <strong>de</strong><br />

plus ce soir, qu'il n'y avait aucune révélation nouvelle à attendre en ce moment ; elle se taisait ; il lui dit :<br />

" Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais <strong>de</strong> la peine, c'est fini, je n'y pense plus. "<br />

Marcel <strong>PROUST</strong> “<strong>Un</strong> <strong>amour</strong> <strong>de</strong> <strong>Swann</strong>”<br />

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