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LEVER L’ENCRE
Elle marche très droite, un joli panier se balance à son
bras au rythme de la marche, pousse une porte, et monte une
volée de marches, en s’efforçant d’oublier son mal à la cheville. Des
bruits de conversation sotto voce sont perceptibles, qui s’interrompent un
instant au martèlement inopiné de ses talons sur le carrelage. La salle d’attente
est pleine, elle se faufile dans un coin, pose son panier à terre et ferme les
yeux pour prévenir d’éventuelles questions. A l’appel de son nom, elle se
lève, prend le panier et se dirige vers le cabinet de consultations :
- Je vous avoue que c’est une première dans ma carrière, les avez-vous
depuis longtemps?
- Non, Monsieur je les ai eus cet après-midi.
- Alors, quel est le problème?
- Stress, angoisse, peur de l’avenir immédiat. Je suis venue parce que je
crois que vous êtes en mesure de m’aider à résoudre ce problème.
Ce matin, en me levant du pied droit, obéissant en cela à un rituel
immuable, je ne me doutais pas que le résultat de mon action ne serait
pas celui que j’escomptais, les expériences antérieures ayant été plutôt
chanceuses. S’il y a une cinquantaine de vendredis dans l’année, il n’y
a en général qu’un vendredi 13, parfois deux, et la probabilité pour
qu’il arrive quelque chose de fâcheux est aussi mince que de gagner
le gros lot. Pourtant, en me levant aujourd’hui, mon gauche de pied
droit a dérapé sur le sol, m’envoyant au tapis. Je me relevai en gémissant et une fois debout, je constatai
que j’avais très mal à la cheville et j’en fus très contrariée. Clopin-clopant, je me livrai aux diverses occupations
de la matinée, après quoi je me préparai pour sortir.
Ce fut donc un vendredi 13, à très exactement treize heures et treize minutes que je les ai vus.
- Voilà mademoiselle, cela vous fait treize euros tout rond. Vous allez vous régaler, c’est la saison, me dit
le marchand en remplissant mon panier ouvert.
De retour à la maison, je m’employai à la confection d’un bouillon savamment parfumé, et après seulement
j’ai précautionneusement transféré le contenu de mon panier dans l’évier. A l’aide d’une brosse je me suis
mise à leur frotter délicatement le dos et le thorax, tout en sifflotant pour me donner du cœur à l’ouvrage.
M’intéressant d’un peu plus près à mon travail, j’ai soudain pris conscience d’être observée par deux paires
de petits yeux ronds, très noirs. Troublée, je continuai ma besogne, et soit mes oreilles me jouaient des
tours, soit ils gloussaient vraiment de plaisir ! Je poursuivis néanmoins mon brossage et, à mon grand étonnement,
je les ai entendus pousser des petits grognements et vu se tortiller et se recroqueviller, comme le
ferait quelqu’un qu’on chatouille. Réagissant d’une manière complètement illogique, je leur parlai de la
suite des événements et de ce à quoi je les destinais. Au moment où ils se sont mis à pousser des cris et à
vouloir escalader l’évier, je devins blême et arrêtai le feu sous le bouillon.
- Hou là là! Ça a l’air très bon. Quelle bonne surprise!
- Treize euros…
- Très heureux, oui! Des coquilles de crabe thermidor,
j’adore ça.
- Tu n’as pas compris. J’ai payé treize euros, les
crabes, et deux cent cinquante euros l’anesthésie
chez le vétérinaire. Quelle veine ! Une gâterie de
prix pour une journée exceptionnelle ! Bon anniversaire!
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Manuela Mattauch
46 — Vida Lusa n° 73 — Novembre 2004
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