ACTUELLES III. Chroniques algériennes, 1939-1958
ACTUELLES III. Chroniques algériennes, 1939-1958
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Albert Camus, <strong>ACTUELLES</strong> <strong>III</strong>. <strong>Chroniques</strong> <strong>algériennes</strong>, <strong>1939</strong>-<strong>1958</strong> (<strong>1958</strong>) 43<br />
partager avec nos femmes un peu de nos sentiments. Donnez-nous des<br />
écoles de filles, sans quoi cette cassure déséquilibrera la vie des Kaby-<br />
les. »<br />
Est-ce à dire qu'on n'a rien fait pour l'enseignement kabyle ? Au<br />
contraire. On a construit des écoles magnifiques, une dizaine en tout,<br />
je crois. Chacune de ces écoles a coûté de 700,000 à 1 million de<br />
francs. Les plus somptueuses sont certainement celles de Djemaâ-<br />
Saridj, [62] de Tizi-Rached, de Tizi-Ouzou et de Tililit. Mais ces écoles<br />
refusent régulièrement du monde. Mais ces écoles ne répondent à<br />
aucun des besoins de la région.<br />
La Kabylie n'a que faire de quelques palais. Elle a besoin de beaucoup<br />
d'écoles saines et modestes. Je crois avoir tous les instituteurs<br />
avec moi en disant qu'ils peuvent se passer de murs mosaïqués et qu'un<br />
logement confortable et salubre leur suffit. Et je crois aussi qu'ils<br />
aiment assez leur métier, comme ils le prouvent tous les jours, dans la<br />
solitude difficile du bled, pour préférer deux classes de plus à une<br />
pergola inutile.<br />
Le symbole de cette absurde politique, je l'apercevais sur la route<br />
de Port-Gueydon, en traversant la région d'Aghrib, une des plus ingrates<br />
de la Kabylie. Une seule chose était belle, et c'était le poids de la<br />
mer qu'on voyait, du sommet du col, reposer dans une échancrure de<br />
montagnes. Mais sous cette lumière bourdonnante, des terres ingrates<br />
et rocheuses, couvertes de genêts flamboyants et de lentisques,<br />
s'étendaient à perte de vue. Et là, au milieu de ce désert sans un homme<br />
visible, s'élevait la somptueuse école d'Aghrib, comme l'image même<br />
de l'inutilité.<br />
Je me sens contraint de dire ici toute ma pensée. Je ne saïs pas ce<br />
qu’il faut croire de ce que me disait ce Kabyle : « Il s'agit, voyez-vous,<br />
de faire le moins de classes possible [63] avec le plus de capitaux. »<br />
Mais j'ai l'impression que ces écoles sont faites pour les touristes et