ACTUELLES III. Chroniques algériennes, 1939-1958
ACTUELLES III. Chroniques algériennes, 1939-1958
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Albert Camus, <strong>ACTUELLES</strong> <strong>III</strong>. <strong>Chroniques</strong> <strong>algériennes</strong>, <strong>1939</strong>-<strong>1958</strong> (<strong>1958</strong>) 72<br />
Nous n'aurons cependant pas tout fait quand nous aurons fait cela,<br />
car la gravité de l'affaire algérienne ne tient pas seulement au fait<br />
que les Arabes ont faim. Elle tient aussi à la conviction où ils sont que<br />
leur faim est injuste. Il ne suffira pas, en effet, de donner à l'Algérie<br />
le grain dont elle a besoin, il faudra encore le répartir équitablement.<br />
J'aurais préféré ne point l'écrire, mais il est vrai que cela n'est pas<br />
fait.<br />
On en aura une première preuve en sachant que dans ce pays, où le<br />
grain est presque aussi rare que l'or, on en trouve au marché noir.<br />
Dans la plupart des communes que j'ai visitées, alors que le prix de la<br />
taxe est de 540 francs le quintal, on obtient du grain [106] clandestin<br />
à des prix qui varient entre 7,000 et 16,000 francs le quintal 3 . Ce<br />
marché noir est alimenté par les blés soustraits aux réquisitions par<br />
des colons inconscients ou des féodaux indigènes.<br />
Par ailleurs, même le grain qu'on livre aux organismes collecteurs<br />
n'est pas également distribué. L'institution du caïdat, si néfaste,<br />
continue à faire ses preuves. Car les caïds, qui sont des sortes d'intendants<br />
de l'administration française, et à qui l'on confie trop souvent<br />
les distributions, les conduisent suivant des méthodes très personnelles..<br />
Les répartitions opérées par l'administration française ellemême,<br />
quoique insuffisantes, sont toujours honnêtes. Celles qui sont<br />
faites par les caïds sont toujours inégales, et le plus souvent inspirées<br />
par l'intérêt et le favoritisme.<br />
Enfin, et c'est le point le plus douloureux, dans toute l'Algérie la<br />
ration attribuée à l'indigène est inférieure à celle qui est consentie à<br />
1'Européen. Elle l'est dans le principe, puisque le Français a droit à<br />
300 grammes par jour et l'Arabe à 250 grammes. Elle l'est encore<br />
plus dans les faits, puisque, nous [107] l'avons dit, l'Arabe touche 100<br />
à 150 grammes. Cette population, animée d'un sens si sûr et si instinctif<br />
de la justice, accepterait peut-être le principe. Mais elle n'admet<br />
3 Pour fixer les idées, le blé à 10,000 francs le quintal met le kilo de pain à 120<br />
francs environ. Le salaire quotidien de l'ouvrier arabe est de 60 francs en<br />
moyenne.