<strong>Ma</strong> <strong>plus</strong> <strong>belle</strong> <strong>histoire</strong>reprises jusqu’à ce qu’il se retrouve complètem<strong>en</strong>t déplumé, accro et à larue. Je décidai <strong>de</strong> le suivre. Du haut <strong>de</strong> mes vingt ans, j’avais cette inconsci<strong>en</strong>cedu danger qui pousse les jeunes à jouer avec leur vie avec insouciance.On alla chez son rev<strong>en</strong><strong>de</strong>ur, il v<strong>en</strong>ait d’Arabie saoudite et il possédaitla meilleure came <strong>de</strong> la ville. Il se la faisait livrer <strong>en</strong> petits paquets par bateaudirectem<strong>en</strong>t au vieux port. Il avait une gueule merveilleusem<strong>en</strong>t inquiétante,avec son dichdacha, ses yeux injectés jaunâtres d’opium et sa barbe touffue.Il avait l’air <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s quarante voleurs échappé tout droit <strong>de</strong>s Contes <strong>de</strong>smille et une nuits d’Ali Baba et qui se serait transformé <strong>en</strong> caïd occi<strong>de</strong>ntal.Criss fit la transaction p<strong>en</strong>dant que j’att<strong>en</strong>dais dans l’<strong>en</strong>trée, puis nous quittâmesles lieux. Bon Dieu que ce mec me plaisait, même tout amoché parla vie, il avait gardé tout son charme. Il était un être hypers<strong>en</strong>sible trouvantbeauté et tristesse <strong>en</strong> tout, s’émerveillant et jurant <strong>en</strong> même temps. Un <strong>de</strong>ces êtres trop s<strong>en</strong>sibles qui ne peut accepter toute la lai<strong>de</strong>ur, l’injustice et latristesse du mon<strong>de</strong>. Il était un <strong>en</strong>fant <strong>de</strong> la terre, un esprit libre qui s’appart<strong>en</strong>aitet moi, <strong>en</strong> quelque sorte, je lui ressemblais. Nous marchâmes p<strong>en</strong>dantun mom<strong>en</strong>t, puis nous nous dirigeâmes à notre gauche dans une ruelledéserte. La ruelle la <strong>plus</strong> spl<strong>en</strong>di<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t infecte comme celle que l’on voitdans les films, avec ses gros cont<strong>en</strong>eurs à ordures, ses escaliers rétractableset ses graffitis écrits à la hâte par <strong>de</strong>s jeunes surexcités. Le sol était maculé<strong>de</strong> taches d’huile à friture usée que les restaurateurs déversai<strong>en</strong>t dans <strong>de</strong> grosbarils près <strong>de</strong>s pou<strong>belle</strong>s qui débordai<strong>en</strong>t jusque sur le bitume. L’exhalaisonpestil<strong>en</strong>tielle <strong>de</strong> tous les rebus <strong>de</strong> l’homme, ainsi s<strong>en</strong>tait secrètem<strong>en</strong>t l’humanité,l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la surabondance qui pourrissait. Le soleil n’y pénétraitjamais et on n’y <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait que le vrombissem<strong>en</strong>t sourd <strong>de</strong>s voitures. Celadonnait l’effet d’un sanctuaire et je m’y s<strong>en</strong>tis bi<strong>en</strong>… Il prépara la came etm’<strong>en</strong> offrit une part. Je me s<strong>en</strong>tais comme Dieu le père tout puissant. Touts’offrait à moi sous <strong>de</strong>s facettes infinies, <strong>en</strong> particules d’éternité. Vivre <strong>en</strong>cette vie ou une autre, quelle était la différ<strong>en</strong>ce ? Il me semblait que nousétions <strong>de</strong>stinés à vivre toutes les émotions et les situations possibles <strong>de</strong> cemon<strong>de</strong> et j’acceptai. Je ne craignais pas la mort. Je ne craignais pas les voyagessolitaires, j’y étais habituée, je connaissais l’inconnu, je connaissais les routesqui nous mèn<strong>en</strong>t partout et nulle part à la fois. Je pris ma dose et Criss comm<strong>en</strong>çaà jouer <strong>de</strong> la guitare. Il la traînait partout, elle était le seul vestige <strong>de</strong>sa vie passée, le seul bi<strong>en</strong> qui eut valu la peine d’être sauvé. Il joua quelquesnotes au début, puis <strong>de</strong>s mélodies peuplées <strong>de</strong> mystères aux reflets <strong>de</strong> forêtsbrumeuses s’éveillant au matin, il joua <strong>de</strong>s horizons azurés aux beautésimpénétrables dansant <strong>en</strong>tre ciel et terre. Ne faillant pas une secon<strong>de</strong> àl’int<strong>en</strong>sité <strong>de</strong> chaque note, portant mon voyage à son paroxysme vers <strong>de</strong>slieux inconnus, je m’<strong>en</strong>dormis… Mon souffle virevoltait l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t autour <strong>de</strong>moi, il <strong>de</strong>sc<strong>en</strong>dait <strong>en</strong> tournoyant légèrem<strong>en</strong>t, puis il s’est arrêté doucem<strong>en</strong>t65
<strong>Ma</strong> <strong>plus</strong> <strong>belle</strong> <strong>histoire</strong>sur le trottoir. <strong>Ma</strong> vie était <strong>en</strong> susp<strong>en</strong>sion : ma vie, ce merveilleux prélu<strong>de</strong> àla mort... J’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dis <strong>de</strong>s voix, <strong>de</strong>s murmures d’un autre mon<strong>de</strong> : « <strong>Ma</strong>rie-Anne, <strong>Ma</strong>rie-Anne… »Le reste ne fut que confusion, les lumières s’agitèr<strong>en</strong>t aux vitres teintéesnoires, <strong>de</strong> grands coups me ram<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t sur le bord du rivage et <strong>de</strong>s hommestout <strong>en</strong> blanc, comme <strong>de</strong>s anges, me dénudant : l’écho lointain d’un paradispromis.Je repris consci<strong>en</strong>ce quelques heures <strong>plus</strong> tard à l’hôpital, <strong>en</strong> salle d’observation.Putain, cela me prit un bon mom<strong>en</strong>t à compr<strong>en</strong>dre ce qui m’étaitarrivé. Il y avait un vieux qui était allongé à ma droite, il était si pâle que sapeau luisait dans la pénombre. Il ressemblait à un macchabée si m<strong>en</strong>u et sifragile, il avait dû être victime d’une crise cardiaque. Je me dis que j’avaisprobablem<strong>en</strong>t la même allure, nous partagions cette même fragilité et celame fit pleurer. Des torr<strong>en</strong>ts sil<strong>en</strong>cieux jaillir<strong>en</strong>t <strong>de</strong> mes yeux… Douleurmuette <strong>de</strong> tout ce que j’aurais pu perdre, pleurs étouffés <strong>de</strong> douleur, toutmon être t<strong>en</strong>dait vers un mom<strong>en</strong>t extraluci<strong>de</strong> où je réalisais toutes les blessures<strong>en</strong>fouies <strong>en</strong> moi… J’étais seule, seule au mon<strong>de</strong> face à ma mort.Personne ne savait ce qui m’était arrivé. Je v<strong>en</strong>ais <strong>de</strong> mourir et j’affrontaiscela seule… Je me s<strong>en</strong>tais comme un <strong>en</strong>fant face au mystère <strong>de</strong> la vie… Jer<strong>en</strong>aissais d’un grand trou noir qui consuma tout souv<strong>en</strong>ir et, comme quelquesinstants avant ma naissance, j’étais seule, j’avais mal… Je me r<strong>en</strong>dormis.Quelques heures <strong>plus</strong> tard, je regardai mon voisin <strong>de</strong> chambre à nouveau,je songeai que, parmi les milliards d’humains sur la Terre, nous étions les<strong>de</strong>ux êtres réunis <strong>en</strong> cette chambre <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t précis, <strong>en</strong> ce lieu, <strong>de</strong>uxêtres qui ne se parlerai<strong>en</strong>t jamais et qui, pourtant, avai<strong>en</strong>t vécu une <strong>de</strong>s <strong>plus</strong>gran<strong>de</strong>s expéri<strong>en</strong>ces <strong>de</strong> leur vie côte à côte : le retour à la vie.Je partis <strong>de</strong> nouveau quelques semaines <strong>plus</strong> tard après m’être remise, maiscette fois-ci, vers l’est. Tout <strong>en</strong> moi faisait allusion à un nouveau départ et jeress<strong>en</strong>tais cela profondém<strong>en</strong>t à chaque instant. Chaque nouvelle p<strong>en</strong>sée,chaque geste, chaque lever et chaque coucher <strong>de</strong> soleil, chaque personner<strong>en</strong>contrée, chaque mot écrit et chaque nouvelle feuille blanche me donnai<strong>en</strong>tla chance <strong>de</strong> r<strong>en</strong>aître <strong>de</strong>s milliards <strong>de</strong> fois et cela était merveilleux.Mélanie Séguin, 2 e cycleC<strong>en</strong>tre Élisabeth-Bruyère, CS <strong>de</strong> Rouyn-NorandaEnseignantes : Suzie Robichaud et Chantal Dallaire,Syndicat <strong>de</strong> l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> l’Ungava et <strong>de</strong> l’Abitibi-Témiscamingue66