• Ajouter du temps au temps : c’est l’expérience du walkman. Par delà le fait d’isoler ses écoutants dans leur bulle 23 , il peut être compris comme un créateur de temps propre. Les musiciens des transports jouent largement de ce phénomène pour affirmer leur pratique. L’utopie naît alors du décalage entre le temps du mouvement et le temps de la musique. • Ajuster l’espace au temps : en mouvement, jouer de l’espace c’est aussi jouer du temps. Eu-topos naît alors d’une potentielle surprise. D’un inattendu. D’un intempestif. C’est l’effet d’ouverture : on roule le long des façades et subrepticement une percée sur toute la ville s’ouvre et se referme, découvrant tout le potentiel de l’espace contracté et déjoué par le temps ; à l’opposé de la contemplation paysagère. Le regard ne se pose pas, et le sublime qui l’emporte naît de la fugacité. • Jouer avec le temps : eu-topos naît alors du détournement. C’est l’exemple des musiciens de métro 24 qui savent créer un temps propre susceptible de se substituer, pendant une certaine durée, au temps du mouvement : le décalage « vers l’avant » de la temporalité interne à la trajection, comme si le temps du musicien précédait celui du mouvement du convoi. Les musiciens à la différence du walkman ne viennent pas ajouter un temps différent à celui de la traversée, ils viennent détourner celui de la traversée en le décalant. Ils substituent au temps métrique un temps kairique, c’est à-dire ajusté. Chronos et Kairos sont confrontés, et de cette mise en rapport peut émerger eu-topos (au même titre que dans le road movie l’utopie naît de la confrontation permanente entre l’espace réel et l’espace imaginaire de la destination ou de la dystopie). Il ne s’agit là que de quelques pistes, ni de la recherche de recettes pratiques, ni d’une construction théorique rigide, mais d’une interrogation adressée au champ de la conception architecturale et urbaine. Comment avec du temps peut-on faire de l’espace Et, finalement, l’utopie réaliste ne se trouve-t-elle pas du côté de certaines formes d’uchronie 154
NOTES Damien MASSON 1. MASSON, Damien, La perception embarquée. Analyse sensible des voyages urbains., Thèse de doctorat en Urbanisme, Université Pierre Mendès- France, Grenoble 2, Laboratoire Cresson, ENSA de Grenoble, 2009. 2. Les terrains d’enquête de ce travail étaient tous collectifs et ferroviaires : métros, trains et tramways. 3. Il s’agit bien là de la « grande échelle » du point de vue du territoire, désignant par exemple l’espace urbain continu ; en cartographie, il s’agit d’une « petite échelle ». 4. Pour plus de développements sur la notion d’ambiance, cf. : AUGOYARD, Jean-François, « L’environnement sensible et les ambiances architecturales », L’espace géographique, vol. 24, n° 4, 1995, pp. 302‐318 ; AMPHOUX, Pascal (dir.), La notion d’ambiance. Une mutation de la pensée urbaine et de la pratique architecturale, Paris, PUCA, Lausanne, IREC, 1998, 167 p. ; AMPHOUX, Pascal ; THIBAUD, Jean-Paul ; CHELKOFF, Grégoire (dir.), Ambiances en débats, Bernin, À la croisée, 2004, 309 p. 5. Les définitions de genres dans le champ culturel sont souvent difficiles à établir, restrictives et parfois contre-productives. Néanmoins, pour délimiter le road movie, la proposition nous paraît convaincante, car opératoire : « [il] n’est pas, ou pas seulement, un genre […] mais plutôt un motif spécifiquement américain qui prolonge une culture de la route et raccorde avec l’horizon (problématique) de la conquête de l’Ouest. C’est surtout un levier qui permet d’approcher l’histoire et l’espace des américains et ses concepts fondateurs de liberté et de peuple », in BÉNOLIEL, Bernard ; THORET, Jean-Baptiste, Road movie, USA, Paris, Hoëbeke, 2011, p. 4 6. HURAULT-PAUPE, Anne, « Une utopie américaine : le road movie. » CinémAction, n°115, 2005, pp. 49-57. 7. D’ailleurs, un certain nombre de travaux issus des sciences sociales mettent l’accent sur la dimension « productive » des temps de transports, que ce soit pour des motifs de repos, de récréation ou de travail. Voir notamment JAIN, Juliet ; LYONS, Glenn, « The gift of travel time », Journal of Transport Geography, vol. 16, 2008, pp. 81‐89. 8. Pour plus de détails sur ces médiations appliquées au transport ferroviaire, nous renvoyons le lecteur à l’idée de la « perception mécanisée » dans SCHIVELBUSCH, Wolfgang, Histoire des voyages en train, Paris, Le Promeneur, 1990, 264 p. et à la notion de « paysage panoramique » développée dans DESPORTES, Marc, Paysages en mouvement, Paris, Gallimard, 2005, 416 p. 9. GONSETH, Ferdinand, Le référentiel. Univers obligé de la médiatisation, Lausanne, L’Âge d’homme, 1975, 201 p. 10. CLOT-GOUDARD, Rémi et TILLOUS, Marion, « L’espace du réseau : du flux au territoire. Le tournant pragmatiste engagé par Isaac Joseph », Tracés. Revue de Sciences humaines, 15 | 2008, mis en ligne le 01 décembre 2010, URL : http:// traces.revues.org/683. 11. Voir AUGOYARD, Jean-François et TORGUE, Henry (dir.), A l’écoute de l’environnement: répertoire des effets sonores, Marseille, Éd. Parenthèses, 1995, 174 p. 12. BOURIAU, Christophe, Qu’est-ce que l’imagination, Paris, Vrin, 2003, p. 18 13. Il peut même s’agir du réseau en entier, par exemple pour certaines femmes, passée une certaine heure de la soirée. Voir CONDON, Stéphanie et al. « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines », Revue française de sociologie, vol. 46, n°2, 2005, p. 265-294. 14. GARDIES, André, L’espace au cinéma, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1993, 222 p. 15. SÈVE Bernard, « Le chemin de la musique », in Bernard SÈVE ; Catherine KINTZLER ; Jean- François BOUKOBZA et al., Musique, villes et voyages, Musique..., Paris, Cité de la musique, Les Éditions, 2006, pp. 7‐16. 16. Id. p. 13. 17. Id. p. 14. 18. Id. p. 15. 19. Pour plus de détails sur ces notions, voir MASSON, Damien, op. cit., p. 47. 20. Sur la notion d’adhérence urbaine des transports, voir AMAR, Georges, « Pour une écologie urbaine des transports »,. Les annales de la recherche urbaine, n° 159-160, 1993, p. 140‐151. 21. Des éléments de formulation de ces référentiels se trouvent notamment dans l’<strong>ouvrage</strong> suivant : CRESSWELL, Tim, On the move: Mobility in the Western World, New York & London, Routledge, 2006, 344 p. 22. INGOLD, Tim, Brève histoire des lignes, Paris, Zones Sensibles, 2011, p. 9, trad. Fr. Sophie Renaut [ÉO., London, Routledge, 2007]. 23. THIBAUD, Jean-Paul, « Composer l’espace: les territoires du pas chanté » in Michel BASSAND, Jean-Philippe LERESCHE (dir.), Les faces cachées de l’urbain, Berne, Editions P. Lang, 1994, pp. 183-195. 24. MASSON, Damien, « Musiciens en mouvement. Le métro et ses pratiques sonores » in Anthony PECQUEUX ; Jacques 155
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