Les cahiers de Rhizome : La mondialisation est un déterminant social de la santé mentale| 8d’accélération, mais beaucoup plus encore, entant que conséquence secondaire de phénomènesde désynchronisation, liés à l’accélérationpar ailleurs, à savoir sous forme de tempsd’attente. Chaque fois que l’on doit accordertemporellement entre eux différents processus,l’accélération conduit à des problèmes de frottementdans les zones de synchronisation. Dans lavie quotidienne, cela devient perceptible partoutoù des processus rapides rencontrent des systèmes« arriérés » : ce qui peut aller plus vitese trouve freiné encore et toujours par ce qui vaplus lentement. Dans certaines situations, cettedésynchronisation amène (provisoirement) à desralentissements réels et massifs, par exemplequand des chaînes de travail compliquées perdentleur rythme et se bloquent. L’impressionde retardement apparaît partout où différentesvitesses se rencontrent, même si l’on ne peutpas objectiver un réel effet freinant. L’impatienceinsupportable qui peut saisir un utilisateurd’ordinateur quand le moteur de recherchesur internet ne livre ses résultats qu’avec unepénible lenteur, est ici un exemple intéressant.En effet, il s’agit là encore d’un problèmede synchronisation : l’ordinateur « simule » undialogue, mais répond aux questions avec unretard bien au-delà de ce qui est tolérable dansle cadre d’une discussion. Ainsi se développel’impression que l’ordinateur nous « retarde »,alors qu’il nous permet justement des gains detemps immenses.d / Deux formes de décélération intentionnelleDe tous ces phénomènes de décélération involontaire,il nous faut strictement distinguer lesefforts intentionnels et les mouvements souventidéologiquement motivés en faveur de la décélérationet du ralentissement social. Ceux-cise laissent à leur tour subdiviser en actions deralentissement qui ont pour but de maintenir,voire d’accroître encore, la capacité de fonctionnementet d’accélération, et qui ne sont doncen fin de compte que des stratégies en faveurde l’accélération et de réels mouvements de décélérationse présentant souvent sous la formed’une opposition fondamentale avec des traitsantimodernistes. Jetons d’abord un regard surces derniers.La décélération comme idéologie : L’appel enfaveur d’une décélération radicale, qui dansl’histoire moderne se fit régulièrement entendreau cours des vagues d’accélération, commepar exemple dans les mouvements de résistancecontre la mécanisation des métiers à tisser,le chemin de fer ou les installations de réseauxde portables, se mélange souvent avec une critiquefondamentale du monde moderne et uneopposition radicale contre toute modernisation(supplémentaire) ; ceci n’est pas surprenant, sila thèse du processus de modernisation qui doitêtre compris avant tout comme un processusd’accélération, s’avère exacte. La nostalgie d’unmonde perdu, paisible, stable et tranquille, estportée par l’imagerie idéalisée de l’époque prémoderne,qui s’associe dans les mouvementsde protestation sociale avec les représentationsd’un futur post- ou contre-moderne décéléré.En effet, le radicalisme du XXI ème siècle semblese diriger de plus en plus contre le changementperpétuel, et viser la conservation et l’immobilitéde ce qui existe. Peter Glotz (1998) supposemême que la décélération devient ces temps-ci« l’idéologie agressive » d’une classe rapidementcroissante de victimes de la modernisation,remplaçant ainsi le socialisme commeidée directrice révolutionnaire. Le mouvementde ralentissement promet une « nouvelle prospéritépar la décélération » (Reheis, 1998), ets’organise dans des associations tantôt intellectuelles,tantôt proches des citoyens, telles que le« Verein zur Verzögerung der Zeit » (associationpour le retardement du temps), les « GlücklichenArbeitslosen » (chômeurs heureux) ou le mouvementde la Décroissance. Mais alors que lesprojets de ralentissement radical rencontrentun franc succès sur le plan des idées, c’est-àdireà travers des exposés, des colloques et desécrits, ils n’atteignent que rarement un niveaupratique, structurellement significatif. Cecis’explique, d’une part, parce que le prix à payerpour un ralentissement individuel est de plusen plus élevé : celui qui s’extrait de la pressionaccélératrice (par exemple en rejoignant unesecte, en reprenant une ferme écologique, ou enplongeant dans une culture de drogué, oublieusedu temps) risque de rater le dernier train,et de ne plus jamais pouvoir ré-entrer dans lecircuit ; d’autre part, beaucoup de nos besoinsquotidiens de décélération sont si sélectifs,qu’ils se mettent en quelque sorte eux-mêmesen échec : ainsi souhaitons-nous avoir enfindu temps pour nous-mêmes, pour une fois, etvoudrions justement à cause de cela, que tousles autres se dépêchent, de la caissière du
| Accélération et dépression. Réflexions sur le rapport au temps de notre époquesupermarché jusqu’à l’employé du bureau desfinances.La décélération comme stratégie d’accélération :Pour que les sociétés modernes fonctionnentbien, il est essentiel de mettre en place des processuset institutions de décélération intensiveet temporaire qu’il ne faut pas confondre avecles efforts des mouvements idéologiques. Desstratégies de ralentissement sont parfois lacondition sine qua non pour l’accélération ultérieured’autres processus. Elles sont mises enplace aussi bien par des acteurs individuels quepar des organisations sociales. Au plan individuel,l’on peut ranger dans cette catégorie lesretraites en monastère, les cours de méditation,les techniques de yoga, etc., tant que ces pratiquesont pour but final d’améliorer (et doncaccélérer) les performances ultérieures, professionnelles,relationnelles et quotidiennes.Elles représentent des oasis de décélérationsartificielles, permettant de se « recharger »pour mieux « rebondir ». Les essais pour acquérirplus de connaissances en moins de temps,en ralentissant consciemment certaines étapesde l’apprentissage, ou encore en augmentantla créativité et la capacité d’innovation pardes pauses ciblées, appartiennent égalementà ces stratégies d’accélération par le ralentissement.Au niveau collectif, l’on utilise de façonsimilaire, notamment en politique, différentesformes de moratoires pour gagner du temps,afin de résoudre des problèmes fondamentaux,techniques, juridiques ou écologiques qui apparaissentcomme des obstacles sur le chemin dela modernisation. Dans des domaines centrauxde la société, l’accélération a été rendue possibleseulement parce que des institutions déterminantesde la société, telles que le Droit, lesmécanismes de direction politique, le règlementstable du (temps de) travail industriel– ont étéexemptées de ce changement, créant ainsi unclimat de sécurité des attentes, et de stabilitédes planifications, bref de prévisibilités, qui doitêtre considéré comme une base nécessaire àl’accélération continue sur le plan économique,technologique et scientifique. Ce que l’on observeaujourd’hui, à savoir la tentative néolibéraled’éliminer toutes les barrières de vitesse, au nomdu déchaînement du « marché total », pourraitainsi provoquer tout à fait le contraire que le butrecherché : l’effondrement de la dynamique dedéveloppement, et donc un ralentissement économiqueà travers une récession et dépression.Ainsi le projet moderne d’accélération n’est pastant menacé par ses adversaires idéologiques,qui jusqu’ici ont encore perdu toutes les batailles,que par sa propre exagération.e / L’immobilité structurelle et culturelleCependant, la forme peut-être la plus intéressantede décélération est constituée aujourd’huipar ces phénomènes d’immobilité culturelle etstructurelle, que l’on peut paradoxalement observeren connexion étroite avec les processusd’accélération. Je veux parler ici de ces tendancesà l’origine de théories sur la « fin del’histoire », « l’épuisement définitif des énergiesutopiques », la « cristallisation culturelle » indestructibleetc. Elles ont en commun le diagnosticd’une immobilité paralysante à l’intérieur du développementdes sociétés modernes, basée surla suspicion, que l’apparente ouverture sans limitesde ces sociétés et leur changement rapidene seraient que des manifestations à la « surfacede consommation », tandis que leurs structuresprofondes s’endurciraient et s’immobiliseraient,sans qu’on s’en aperçoive. Bien que rien nereste tel que c’était, plus rien d’essentiel nechange ; derrière la multiformité se cacheraitseulement la répétition du toujours pareil, telleest l’affirmation d’immobilité, qui se concentresous forme d’un envers complémentaire de ladynamique d’accélération, et qui trouve son expressionla plus parlante dans la métaphore del’immobilité frénétique. Cette sorte de ralentissementne s’oppose pas à l’accélération sociale,et n’en constitue pas non plus un effet collatéraldysfonctionnel, mais elle représente un élémentinterne et un principe complémentaire du processusd’accélération. Plus celui-ci avance, plusla tendance à la cristallisation apparaît de façonenvahissante.| 9