Les cahiers de Rhizome : La mondialisation est un déterminant social de la santé mentaleavec la « mission civilisatrice » que s’était confiél’Occident colonial vis-à-vis du reste du monde, ily a plusieurs siècles (Derivois, 2010).Un modèle interdisciplinaireLa clinique de la mondialité suppose d’embléeune approche non pas pluri- mais interdisciplinaireoù s’articulent plusieurs sciences humaines,sociales dans la démarche clinique.Parmi ces sciences, trois champs disciplinairesnous semblent indispensables à une clinique dela mondialité qui souhaite contenir des mutationsde sens chez les populations en déplacement: l’Histoire globale, la Géographie humaineet l’Anthropologie.Dans la rencontre clinique, il est question del’histoire de la subjectivité, de l’histoire de larencontre de deux subjectivités : celle du patientet celle du clinicien. Chacune de ces histoiressingulières, personnelles, s’inscrit dans d’autreshistoires familiales, institutionnelles, sociales,nationales… Ainsi, la rencontre des deux histoiressingulières se fait dans un emboîtementd’autres histoires collectives, connectées, unehistoire globale qui « dépasse les frontières pourpenser les interrelations, les faits sociaux et lesparcours des individus » (Testot et al., 2008).Ce qui nous intéresse dans la Géographie humaine,c’est la migration des populations dansle monde externe et le trajet de l’expériencedans leur monde interne. L’ici et maintenant dela relation clinique est un attracteur du mondeinterne dans la temporalité psychique.Quant à l’Anthropologie, elle invite à réfléchirsur le rapport aux altérités internes et externes.Contrairement à une anthropologie physique,coloniale, il s’agit ici d’une anthropologierenouvelée, indispensable aujourd’hui pourcomprendre le monde globalisé (Godelier, 2009),une anthropologie qui permette de réfléchir surla place et la position du professionnel et decoopérer avec le patient.Un modèle interculturel complexeLa Clinique de la Mondialité s’efforce d’intégrertrois axes d’interculturalité liés entre eux et articulésà cinq échelles d’observation et d’analyse.Il y a d’abord l’interculturalité des populationsaccueillies, à laquelle le système social est plusou moins habitué. Les adolescents « issus del’immigration » ou les enfants primo-arrivants,par exemple, rentrent bien dans ce cadre. Maisil convient de rappeler que, quel que soit le pa-tient rencontré, il est en situation interculturellepar le fait même qu’il est dans un monde mondialiséoù plusieurs « cultures » s’entrecroisentdans son environnement et à l’intérieur de lui.Un patient africain en Europe n’est pas plus ensituation interculturelle qu’un patient européendit « de souche » qu’il rencontre à l’école, dansun foyer, en prison ou dans la rue.Il y a l’interculturalité des professionnels(cliniciens ou pas) qui peuvent eux aussi venird’ailleurs, issus de l’immigration mais ne sontpas plus en situation interculturelle que leurscollègues Euro-européens. Cependant, ces professionnels,parce qu’ils sont professionnels ettravaillent avec des théories et des formes depratiques diverses, sont en plus concernés parune interculturalité professionnelle (interprofessionnelle)et une interculturalité relative àla migration des savoirs. Ainsi, une interculturalitédes modèles, théories et concepts utilisésqui constitue un troisième aspect. Tout commeles patients et les professionnels (cliniciens),les concepts aussi se déplacent, voyagent (E.Morin, 2005) à travers le monde et sont aussiconfrontés à des mutations de sens auxquellesle clinicien doit rester vigilant afin d’éviter detomber dans la maltraitance théorique (F. Sironi,2007), nourrie par un universalisme ethnocentré(E. Said, 1980) comme précisé plus haut.Parallèlement à ces trois niveaux, il est importantque le clinicien (ou n’importe quel professionnel)tienne compte de cinq paliers du travailpsychique interculturel relatif à une saisie desoi dans le monde. Pour tout individu, au 21 èmesiècle, la question identitaire se pose dans touteson acuité. On ne peut pas demander au patient(à n’importe qui d’ailleurs) de se penser, deconstruire son identité sans une confrontation àl’autre dans la relation familiale, sociale, cliniqueou thérapeutique (intersubjectif). On ne peutpas lui demander de se penser sans référenceà ses groupes familiaux, sociaux, institutionnels(dimension groupale). De même, pour se définir,un patient a besoin de comprendre le cadrenational dans le lequel il est né, dans lequel ilest arrivé, dans lequel il évolue, les liens quecette nation entretient ou a entretenu avec telleou telle autre nation (dimension inter-nationale).La saisie de soi ne saurait faire l’économied’une articulation avec l’environnement-mondequi contient les groupes (inter-) nationaux,| 72
| Clinique de la Mondialité : vers une géohistoire de la rencontre cliniquefamiliaux, sociaux, institutionnels, qui eux contiennentchaque individu se définissant l’un parrapport à l’autre.Ainsi, se penser passe par les cinq dimensionssuivantes : Mondiale, Nationale, Groupale (famille,fratrie, institution…), Intersubjective (dansla relation à l’autre) et Intrapsychique (relationde soi à soi, registre de l’intime). La questioncentrale de l’identité aujourd’hui n’est donc plus« qui suis-je ? » ou « que suis-je ?», ni même« où suis-je ? » mais « où en suis-je ? », interrogationqui force à se saisir de soi, de sonévolution dans le monde. Le concept de « transitionnalité(Winnicott, 1975) sur l’aire intermédiaired’expériences entre monde interne etmonde externe ainsi que celui de « symbolisation» (Roussillon, 2001) sur la mise en sens del’expérience subjective vécue peuvent, à conditionqu’ils soient mondialisés, aider à éclairerces processus identitaires complexes.Ces niveaux, paliers et interrogations s’inscriventdans une clinique de la mondialité où le sujet singulierprend conscience de la part mondiale enlui et de sa place dans le monde, par-delà la famille,la société et le pays d’origine ou d’accueil.Le schéma suivant permet de visualiser cettecomplexité clinique interculturelle au cœur desdispositifs cliniciens.Schéma de la clinique de la mondialitéRisquer la rencontre cliniqueLa rencontre clinique est un risque pour lepatient et pour le professionnel. Elle est leréceptacle de souffrances diverses et peut aussiêtre à l’origine d’autres souffrances si elle n’estpas pensée avant, pendant et après. Penser larencontre clinique revient à penser les différentsniveaux de transfert : micro, méso et macro. Ilconvient de se décentrer de soi, et ses habitudespour s’ouvrir à l’altérité. Il convient de penserailleurs. Ainsi que le souligne N. Lapierre (2004),« Un mouvement entraînant l’autre, il est bon dechanger de position pour changer de point devue. Sortir de soi d’abord: se réjouir et s’étonnerd’être si divers, se regarder agir, sentir son corpset suivre ses pensées dans leurs états successifs.Bref, se quitter un peu, se retrouver, sereprendre dans une conscience réflexive qui estaussi conscience vagabonde, une sorte de rêverie,de jeu d’associations, d’ « entre-deux » entrela rive des sens et celle de la raison (…). Et puis,sortir de soi : filer vers l’horizon, découvrird’autres contrées, abandonner le confort rassurantdes coutumes, car cela permet de déshabituerses idées, de déplier des questions enfouiessous d’illusoires convictions ».Une géohistoire de la rencontre clinique s’imposeaujourd’hui dans le contexte de la mondialisation.L’efficacité de nos pratiques institutionnelleset sociales dépend de cette posture cliniquemondiale.||| 73