Les cahiers de Rhizome : La mondialisation est un déterminant social de la santé mentale| 58penser autrement, provoquant ainsi des problématiquestoutes aussi compliquées que la rupturedes liens et la stigmatisation ?Concernant le témoignage, je reprends les motsde Dr Naasson Munyandamutsa, psychiatre rwandaisqui précise, au cours d’une formation despsychologues de l’association Ibuka, que témoignerest un risque, « même si partager sa souffrancepeut être un soulagement, le témoin doit se situersur un langage commun, cependant subversif,transgressif. Dans la vie banale, rappelle-t-il, unepersonne logique ne décrit pas dans le détail cequ’elle voudrait oublier. Pour toutes ces raisonsla société ne devrait ni sensibiliser ni appeler autémoignage. Il faudrait pouvoir témoigner quandle temps de chacun advient, il faudrait laisser letemps d’imaginer des mots écrans qui protègentle sujet et son auditoire ; trouver un lieu d’intimitépour déposer son témoignage ». Or au Rwanda lesONG, mais aussi les instances gouvernementales,n’ont eu de cesse d’appeler les femmes à témoigner,sans prendre en compte les conséquencesau quotidien d’un tel acte. On a regardé le côtéface de la médaille mais on a oublié son envers.Il en va de même pour le mot trauma qui setrouve sur toutes les lèvres : on est très étonné del’entendre jusqu’au fin fond de la campagne rwandaise.Alors qu’un conflit assez intense opposaitune vielle dame et son fils, la réponse donnée fut :« c’est le trauma qui le fait parler, il faut le laisser,il ne faut pas l’énerver ». Les interlocuteurs avaientappris des formateurs d’une ONG réputée, qu’ondevait en pareille situation repérer le déclencheuret l’éloigner de la personne en crise… Dans ce cas,c’était la mère qu’il fallait éloigner. Jadis, quandun fils adulte manquait de respect à sa mère, lerecours était le conseil de famille. Aujourd’hui,ce vide familial est compensé par des mots etdes actes creux, qui ne font pas forcément sens,mais ont au moins le mérite dans l’immédiat dedéconflictualiser la situation, tout en élargissantles fissures de liens sociaux déjà assez ténus.Suite à la réflexion de Guy Laval, (2002), quiécrit que « Le fonctionnement psychique du sujets’éteint lorsque la société ne lui offre plus deconflictualité à l’intérieur d’elle-même », Marie-Odile Godard (2011) nous rappelle que ce qui s’estpassé au Rwanda, c’est bien une déconflictualisationprogressive de cette société par la colonisation.Les modalités de reconstruction devraient-ellessuivre cette même voie de la déconflictualisation ?Cette question reste valable pour tous les acteurshumanitaires qui œuvrent pour la réconciliation etle pardon. Il est important de constater la façondont ces valeurs modifient les rapports sociauxentre les ONG et leurs bénéficiaires. Ainsi pourprétendre à une aide, les associations adaptentleurs objectifs aux attendus de ces dites ONG,elles doivent faire apparaître ces mots qui sont lepasseport ouvrant au financement.Aujourd’hui plusieurs ONG rassemblent desfamilles des bourreaux et celles des victimes dansdes projets communs par le biais de différentesméthodes sociales, thérapeutiques, communautairesetc. On constate que les bénéficiaires de cesprogrammes ne sont pas mus par l’adhésion àl’objectif, mais bien par la pauvreté. Ces programmesdonnent accès aux projets générateurs derevenus ou dispensent une petite indemnité auxparticipants.Dans les groupes de soutien psychologiquedes rescapés mis en place par Ibuka-MédecinsDu Monde, nous entendons régulièrement undiscours ambivalent des personnes qui disent« je suis en paix, j’ai pardonné aux bourreaux dema famille, nous avons fait partie de tels projets,il a cultivé mon champ, j’ai cultive le sien, toutva bien entre nous ». Mais au cours de la mêmeséance cette personne dira aussi : « de toutes lesfaçons ils ne nous aiment pas, ou si seulement ilsdisaient où ils ont mis mes enfants ». On entendbien une réconciliation ou un pardon construit surune absence de dialogue de fond et qui constitueune façade. Ce genre d’action donne aux humanitairesle sentiment d’avoir fait quelque chose, cequi aide à faire taire les angoisses que génère larencontre avec des situations aussi destructricesque celles du Rwanda.On voit d’un côté des humanitaires avec des méthodesréunificatrices, de l’autre des humanitaires
| Expériences humanitaires dans un contexte post-génocide au Rwandaavec des méthodes isolatrices faisant souvent fidu groupe ou de la communauté d’appartenance :enfants des rues, femmes vivant avec le VIH sida…Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les programmesqui refusent d’aider ces femmes au seindes associations auxquelles ils appartiennent, etqui leur demandent de se regrouper en fonctionde ces néo-identités. On aurait aussi beaucoup àdire sur les exclusions provoquées par l’appât dugain au sein de ses associations dont les membresse chargent eux-mêmes de faire la chasse àceux qui n’ont pas le droit de prétendre aux aides.Faudrait-il pour autant ne pas mettre en place desdispositifs spécifiques ?Je ne suis pas en train de dire qu’il y ait une façonde faire meilleure qu’une autre. J’insiste surl’importance de disposer de temps pour penser leseffets de ces dispositifs et pouvoir les réajuster aufur est à mesure ; sur l’importance du partage desvaleurs : qui est une mise en commun et non pasune position de l’humanitaire qui se penche sur laculture de l’aidé dans une posture « ethno quelquechose » lui permettant de mieux tenir comptedes usages locaux. J’insiste sur l’importancede laisser une place à l’essai, à la constructiondéconstruction-reconstructiondes programmes.Il s’agit là d’une question de présence, être présentdans la situation, dans un face à face oùchacun interroge et discute les valeurs. Il s’agitd’abord d’une coexistence, de l’acceptation de ladifférence, avant de se laisser dissoudre, transformer,pour co-créer ensemble de la nouveauté.On voit bien là qu’on est dans une position quiporte en elle son lot de violence, car elle confronteà l’altérité, à la culture de l’autre ; elle confronte lesvaleurs propres à l’étrangeté de celles de l’autre.Elle propose de laisser une part à l’incertitude, àla déconstruction des présupposés qui conduisentsouvent à confondre l’environnement et la représentationqu’on en a.C’est, à mon sens, en laissant cet espace pour« l’agressivité créatrice », qu’on peut sortir desmodèles qui canalisent des rapports historiquesde domination, dans lesquels les uns, « ceux duNord », imposent leurs valeurs, tandis que lesautres, « ceux du sud », incorporent ce qui vient dunord comme une valeur absolue, souvent pousséspar la précarité, parfois par opportunisme économique,validant ainsi ce proverbe rwandais qui dit :« celui qui ne sait pas faire autrement se contented’être docile ».Cette réflexion s’enrichit d’une expérience desix années au sein du programme Médecins DuMonde-Ibuka, où nous avons mis en place uncomité de pilotage « double- culture » composé parles membres d’Ibuka et de Médecins Du Monde. Ils’agit d’un espace transitionnel dans lequel sontconfrontées et discutées nos idées, nos positions,nos incohérences. Ce choix fait par Médecins DuMonde est très difficile, il étire le temps, nousamène à ajourner des projets, à faire face auxrapports de force. C’est au sein de ce comité depilotage que les points de blocage sont cristalliséset traités. Cet espace devient un espace créatif sion arrive à surmonter les blessures narcissiquesque cela inflige. C’est un travail long, forcémentconflictuel, mais qui permet à chaque acteur detrouver sa juste place pour faire émerger uneculture commune qui, pour autant, n’efface pasles différences. ||| 59