La Fille Élisa - Edmond de Goncourt - Éditions du Boucher
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EDMOND & JULES DE GONCOURT<br />
tombât une filtrée <strong>de</strong> jour dans les ténèbres <strong>de</strong> son être. Quelquefois,<br />
au préau, tout à coup elle s’arrêtait dans sa marche<br />
mécanique, l’oreille ten<strong>du</strong>e à <strong>de</strong>s pas graves <strong>de</strong> bourgeois qui se<br />
promenaient, à <strong>de</strong>s cris d’enfants qui se perdaient dans le lointain,<br />
comme si ces pas, comme si ces cris allaient lui dire <strong>du</strong> nouveau.<br />
Deux ou trois fois, pendant un espace <strong>de</strong> cinq ans, la<br />
musique d’un orgue monté par hasard sur les remparts lui<br />
apporta son bruit, — le refrain d’un air à la mo<strong>de</strong> : — c’est tout<br />
ce qui vint à elle, pendant ce long temps, <strong>de</strong>s changements <strong>de</strong> la<br />
terre.<br />
Un jour, cependant, <strong>de</strong>s vitriers avaient remis <strong>de</strong>s carreaux<br />
dans une cour intérieure, <strong>Élisa</strong> trouva par terre le papier <strong>du</strong><br />
cornet <strong>de</strong> tabac <strong>de</strong> l’un d’eux, un morceau <strong>de</strong> journal qui ne<br />
remontait guère au-<strong>de</strong>là d’une année. Elle lut les trois ou quatre<br />
faits-Paris un peu écornés qu’il contenait et, à l’atelier, plaçant<br />
l’imprimé <strong>de</strong>vant elle, en le dissimulant sous ses petits outils <strong>de</strong><br />
couture, dont il semblait l’enveloppe dépliée, elle le regardait<br />
pendant son travail, en lisait <strong>de</strong> temps en temps quelques lignes<br />
avec les yeux que l’on voit à une dévote dans un livre <strong>de</strong> piété.<br />
Un mois cette découverte la rendit tout heureuse. Puis la nuit<br />
avec son noir secret <strong>de</strong>s choses se referma sur elle.<br />
Elle regardait, jalousement curieuse, ses camara<strong>de</strong>s <strong>de</strong> salle<br />
revenant <strong>du</strong> parloir avec l’éclaircie d’un court bonheur sur leurs<br />
figures tout à l’heure assombries et grises. Parmi celles-là il y avait<br />
la sœur d’une fille avec laquelle <strong>Élisa</strong> s’était trouvée dans la<br />
maison <strong>de</strong> l’École-Militaire, et que cette fille venait voir régulièrement<br />
tous les six mois. Le len<strong>de</strong>main d’un jour où la détenue<br />
avait été appelée au parloir, ne pouvant résister au tourment <strong>de</strong><br />
son cerveau affolé <strong>de</strong> connaître n’importe quoi <strong>du</strong> <strong>de</strong>hors, <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>rrière les murs <strong>de</strong> la prison, <strong>Élisa</strong>, dans la <strong>de</strong>scente <strong>de</strong> l’escalier,<br />
feignant <strong>de</strong> perdre un <strong>de</strong> ses sabots, se rapprochait d’elle, lui<br />
mettait dans la main une ron<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> carton.<br />
<strong>Élisa</strong>, sans qu’on la vît, avait eu la patience et l’adresse <strong>de</strong><br />
découper, dans le Pater et l’Ave <strong>de</strong> son livre <strong>de</strong> prières, les lettres<br />
au moyen <strong>de</strong>squelles elle avait formé <strong>de</strong>s mots qu’elle avait collés<br />
avec <strong>de</strong> la mie <strong>de</strong> pain sur le fond d’une boîte à veilleuses. Tous<br />
les six mois, alors que la femme <strong>de</strong> l’École revenait, <strong>Élisa</strong> interrogeait<br />
ainsi la détenue qui lui répondait <strong>de</strong> la même manière.<br />
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