La Fille Élisa - Edmond de Goncourt - Éditions du Boucher
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EDMOND & JULES DE GONCOURT<br />
au milieu <strong>de</strong> ses moutons, il ne manquait pas, chaque semaine, à<br />
l’heure <strong>de</strong> l’office, <strong>de</strong> lire sa messe, et là, per<strong>du</strong>, absent, transporté<br />
dans une église idéale, il se prosternait, comme à l’élévation,<br />
aux tintements <strong>de</strong> la clochette qui sonnait au cou rebelle <strong>du</strong><br />
bélier <strong>de</strong> son troupeau. Cette ferveur se mêlait, en lui, à ce mysticisme<br />
vague et confus que la solitu<strong>de</strong>, la vie en plein air apportent<br />
parfois aux natures incultes. Du reste il était sans lettres,<br />
n’avait jamais lu que <strong>de</strong>s almanachs et <strong>de</strong>ux ou trois petits livres<br />
d’un illuminisme tendre à la glorification <strong>de</strong> la vierge Marie.<br />
Lorsque l’homme avait apparu dans le jeune homme, une part <strong>de</strong><br />
cette religiosité s’était tournée vers la femme. Et ses amours<br />
d’abord chastes et dédaigneuses <strong>de</strong>s campagnar<strong>de</strong>s, et toutes à<br />
une délicate Sainte, martyrisée dans un tableau d’une chapelle <strong>de</strong><br />
sa montagne, avaient brûlé en lui, dans un transport <strong>de</strong> la tête<br />
ressemblant à un embrasement divin.<br />
<strong>La</strong> vie <strong>du</strong> régiment était <strong>du</strong>re au berger; il comptait les années,<br />
les mois, les journées qui le séparaient <strong>du</strong> jour où, après ses sept<br />
années <strong>de</strong> service, il retournerait à ses lan<strong>de</strong>s et à ses bêtes. Mais<br />
comme il avait la résignation <strong>du</strong> chrétien, il accomplissait avec<br />
docilité et simplicité ses <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> soldat, respectueux avec son<br />
capitaine, respectueux avec son caporal. Il vivait toutefois dans<br />
son coin, allant tout seul <strong>de</strong> son côté, sans rapport avec les autres,<br />
auxquels cependant à l’occasion il rendait <strong>de</strong> petits services, restant<br />
<strong>de</strong> son pays, ne laissant entamer ni ses idées ni ses habitu<strong>de</strong>s,<br />
contemplant à la dérobée les images <strong>de</strong> la petite semaine sainte<br />
qui ne quittait jamais son sac, insensible aux moqueries <strong>de</strong> la<br />
chambrée qui le voyait tous les matins, le premier levé, faire, agenouillé<br />
à la tête <strong>de</strong> son lit, une prière dans le jour à peine naissant,<br />
sans entendre dire à ceux qui s’éveillaient : « Tiens, Tanchon, le<br />
v’là déjà occupé à manger sa paillasse. »<br />
Ce croyant et ce fervent n’avait pu cependant résister à Paris<br />
aux ar<strong>de</strong>urs sensuelles <strong>de</strong> son tempérament, à la flamme <strong>de</strong> ce<br />
corps grandi dans les excitations <strong>de</strong> la nature et l’arôme <strong>de</strong>s<br />
sapins, à l’exaltation tendre d’un cerveau amoureux <strong>de</strong> Dieu et<br />
<strong>de</strong> la femme. Au milieu <strong>de</strong> ses faiblesses, dans la simplicité <strong>de</strong> sa<br />
foi candi<strong>de</strong>, l’ancien berger était tourmenté <strong>de</strong> l’appréhension<br />
<strong>de</strong>s feux matériels d’un enfer, <strong>de</strong> la crainte d’un vrai diable qu’il<br />
n’était pas bien sûr <strong>de</strong> n’avoir pas vu, une fois, sous la forme d’un<br />
loup blanc, <strong>de</strong> la peur <strong>de</strong> toutes les créations <strong>de</strong> terreur <strong>de</strong><br />
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