La Fille Élisa - Edmond de Goncourt - Éditions du Boucher
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LA FILLE ÉLISA<br />
avait d’autres voyageuses. Elle était seule. Alors elle se remettait<br />
à rire nerveusement, par <strong>de</strong>ux ou trois fois, secouée par une hilarité<br />
farouche qu’elle ne pouvait arrêter, et qui repartait malgré<br />
elle.<br />
<strong>La</strong> condamnée re<strong>de</strong>venait sérieuse, et au bout <strong>de</strong> quelques<br />
instants s’échappait <strong>de</strong> ses lèvres soupirantes : « C’est pas <strong>de</strong> moi<br />
qu’on peut dire que j’ai eu une bien belle marraine! »<br />
Le train marchait à toute vitesse avec un fort mouvement <strong>de</strong><br />
lacet. <strong>Élisa</strong> était tombée dans une absorption où ses pensées<br />
emportées, dans la nuit <strong>du</strong> wagon, par la vitesse tressautante <strong>du</strong><br />
chemin <strong>de</strong> fer, avaient quelque chose <strong>du</strong> noir cauchemar d’un<br />
vivant que roulerait en tâtonnant, sous l’eau d’un océan, un bâtiment<br />
sombré.<br />
Un coup <strong>de</strong> sifflet, le nom d’une station appelé par un<br />
employé, <strong>de</strong>s pas lourds sur le sable à côté d’elle, réveillèrent la<br />
sombre songeuse.<br />
<strong>La</strong> curiosité <strong>de</strong> voir tout à coup prenait <strong>Élisa</strong>. Sous le banc en<br />
face d’elle, tout en bas, dans le bois travaillé par la gelée et le<br />
dégel, une petite fente laissait passer une filtrée <strong>de</strong> jour. Elle se<br />
jetait à plat ventre, collait son œil à la fissure. Un homme et une<br />
femme, dans le sautillement d’enfants entre leurs jambes,<br />
allaient, par un petit chemin <strong>de</strong> campagne, vers une maison dont<br />
la cheminée fumait. Le ménage marchait heureux, avec la hâte<br />
<strong>de</strong>s gens, qui, après une courte absence, sont pressés <strong>de</strong><br />
retrouver le coin <strong>du</strong> feu <strong>de</strong> la famille.<br />
Et le voyage continuait, commençant à paraître éternel à <strong>Élisa</strong>,<br />
semblant ne <strong>de</strong>voir jamais toucher à son terme, quoiqu’elle sentît<br />
bien qu’il n’y avait pas très longtemps qu’elle avait quitté la gare.<br />
Avec le brusque mouvement d’une mémoire qui se rappelle<br />
une chose oubliée, subitement, elle tirait <strong>du</strong> milieu <strong>du</strong> linge, qui<br />
remplissait un petit panier <strong>de</strong> paille noir, un morceau <strong>de</strong> papier<br />
graisseux qu’elle glissait dans ses cheveux, le dissimulant sous<br />
l’épaisseur <strong>de</strong> son chignon.<br />
Les coups <strong>de</strong> sifflet, les appels <strong>de</strong>s stations, les <strong>de</strong>scentes <strong>de</strong>s<br />
voyageurs se succédaient. Mais à mesure que la condamnée<br />
approchait <strong>du</strong> lieu <strong>de</strong> sa détention, le désir d’arriver, elle ne<br />
l’avait plus, et une espèce d’épouvante irraisonnée <strong>de</strong> l’inconnu<br />
qui l’attendait lui faisait battre le cœur, comme le cœur <strong>de</strong> ces<br />
tremblants oiseaux qu’on tient dans sa main.<br />
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