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La Fille Élisa - Edmond de Goncourt - Éditions du Boucher

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LA FILLE ÉLISA<br />

D’un bout <strong>de</strong> la salle à l’autre, se croisaient dans l’air, par instants,<br />

<strong>de</strong>s injures <strong>de</strong> femmes. Sous les crânes ton<strong>du</strong>s, <strong>de</strong>s ivresses<br />

batailleuses montaient aux rouges faces. Il y avait <strong>de</strong> nerveux<br />

remuements d’armes, et le tumulte <strong>de</strong> la salle grondait comme un<br />

bruit <strong>de</strong> colère.<br />

De l’escalier menant à l’étage supérieur <strong>de</strong>scendait quelquefois,<br />

avec le grincement <strong>de</strong> pleurs rageuses, le glapissement d’une<br />

vieille s’écriant : « On croit avoir affaire à <strong>de</strong>s hommes et pas à<br />

<strong>de</strong>s lions! »<br />

<strong>La</strong> chaleur <strong>de</strong>venait étouffante, dans l’atmosphère flamboyante<br />

<strong>de</strong> gaz et <strong>de</strong> punch, et les gouttes <strong>de</strong> sueur, sur la peau<br />

<strong>de</strong>s femmes, laissaient <strong>de</strong>s traces noires à travers le maquillage à<br />

bon marché.<br />

Les partants étaient remplacés par <strong>de</strong> nouveaux arrivants auxquels<br />

se mêlaient <strong>de</strong>s hommes en chapeaux gris et en casquettes.<br />

Plus tapageuse, plus braillar<strong>de</strong> continuait l’orgie, en dépit <strong>de</strong> la<br />

somnolence <strong>de</strong>s femmes.<br />

Des femmes se tenaient la tête renversée en arrière, les mains<br />

nouées sous leur chignon à <strong>de</strong>mi défait, les paupières battantes,<br />

le fauve <strong>de</strong> leurs aisselles au vent. Parmi les bras qu’on apercevait<br />

ainsi tout nus, l’un d’eux portait tatoué en gran<strong>de</strong>s lettres :<br />

« J’aime », avec au-<strong>de</strong>ssous le nom d’un homme biffé, raturé,<br />

effacé, un jour <strong>de</strong> colère, dans la douleur <strong>de</strong> la fièvre d’une chair<br />

vive. D’autres femmes, un genou remonté, enserré entre leurs<br />

<strong>de</strong>ux bras, et penchées et retournées <strong>de</strong> l’autre côté, cherchaient<br />

à s’empêcher <strong>de</strong> dormir, en tenant une joue posée sur la fraîcheur<br />

<strong>du</strong> mur.<br />

Un moment, la vue d’une pièce d’or, emportée sur une<br />

assiette, par un garçon, secouait l’assoupissement <strong>de</strong> toutes ces<br />

femmes. Chacune, tour à tour, donnait superstitieusement au<br />

louis un petit coup <strong>de</strong> <strong>de</strong>nt.<br />

<strong>La</strong> nuit s’avançait cependant. Les tables peu à peu se vidaient.<br />

De temps en temps un soldat, un peu moins ivre que son camara<strong>de</strong>,<br />

l’empoignait à bras-le-corps, l’arrachait <strong>de</strong> sa place avec<br />

une amitié brutale, et passait la porte en se battant avec lui.<br />

Minuit enfin! Les volets se fermaient, le gaz <strong>de</strong> la salle était<br />

éteint. Il ne restait d’allumé que le lustre <strong>du</strong> fond sous la lumière<br />

<strong>du</strong>quel, poussés et soutenus par les femmes qui leur tenaient<br />

compagnie, se serraient <strong>de</strong>ux ou trois ivrognes indéracinables,<br />

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