Tony Fortin Cyberwar servir à combler le déficit de sens propre au contexte du second conflit en Irak. Les arguments avancés par les promoteurs de l’action américaine n’étant alors ni crédibles, ni mobilisateurs (lutte contre le terrorisme, expansion de la démocratie), on voit alors l’intérêt d’établir cette analogie qui restaure un choc symbolique à forte accentuation religieuse entre « le bien » et « le mal » ou la « liberté » et le « totalitarisme». Simulation d’idéologies ■ De manière générale, les jeux vidéo reproduisent moins la puissance <strong>des</strong> forces antagonistes mises en jeu qu’ils ne font office de révélateurs du sens produit durant leur époque. En d’autres termes, l’idéologie prime implicitement sur la restitution mécanique <strong>des</strong> conflits. Pour mettre en évidence cette idée, on peut comparer deux « simulations » réalisées à <strong>des</strong> pério<strong>des</strong> où le sens et la puissance mis en jeu étaient différents. Si Balance of Power de Chris Crawford est une excellente simulation dans la mesure où les deux camps antagonistes mis en scène s’avèrent d’une puissance remarquablement équilibrée, c’est d’abord parce qu’elle est le vecteur parfait du sens produit durant la guerre froide : la restitution d’un monde séparé en deux blocs idéologiques d’égale importance dans l’esprit <strong>des</strong> gens sur le plan du sens (« la division binaire du monde ») mais pourtant déséquilibrés sur le plan de la puissance au moment où a été écrit le jeu (en 1985, le déclin de l’URSS était patent). A contrario, dans les derniers jeux de simulations de guerre, les forces américaines font l’étalage de leur suprématie incontestable, en phase avec l’idée d’hyperpuissance, alors qu’en réalité la situation est beaucoup plus nuancée et manifeste leur vulnérabilité (cf. le 11 septembre, la situation en Irak ou en Afghanistan). Le premier Civilization est sorti à la même période que La fin de l’histoire de Fukuyama et Le choc <strong>des</strong> civilisations d’Huntington. Le premier ouvrage clamait la fin de l’évolution de la pensée humaine, figeant l’histoire sur un présent dominé par la puissance américaine, tandis que le second annonçait la croisade de celle-ci contre le monde musulman. On peut penser, au regard du déterminisme développé par le jeu, que cette coïncidence n’est pas purement fortuite. Conclusion Le panorama de la guerre virtuelle n’est pas monolithique mais constitue plutôt un espace fractionné par de multiples tensions : guerre propre contre guerre totale, différentialisme contre universalisme, mais aussi reconquête inespérée du sens face à un complexe militaro-industriel en perte de légitimité qui suscite aujourd’hui autant d’effroi que de fascination. Les frontières de cette nouvelle figure de la guerre se révèlent en tout cas dangereusement perméables. Les jeux vidéo se plaisent à estomper les limites entre corps civil et corps militaire, état de guerre et de paix, étranger et terroriste, construisant les fondations psychologiques d’une guerre floue, illimitée et permanente. La cyberwar invite ainsi les joueurs à quitter le monde providence <strong>des</strong> Sims pour combattre sur leur terrain l’ennemi fantoche de Conflict Desert Storm ou les « aliens » arabisés de Splinter Cell. ■ Bibliographie Arendt Hannah, Le système totalitaire, Paris, Le Seuil, 1972. Bouthors Mathilde, Trémel Laurent, « Mourir, c’est perdre » in Lenoir Frédéric et de Tonnac Jean-Philippe (dir), La mort et l’immortalité. Encyclopédie <strong>des</strong> savoirs et <strong>des</strong> croyances, Paris, Bayard, 2004. 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Dossier : Maurice Halbwachs, soixante ans après Buchewald Daniel Depoutot, Carnets de <strong>des</strong>sin, 1995