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Comment - Revue des sciences sociales

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Sébastien Schehr<br />

Transformations de la guerre, métamorphoses <strong>des</strong> combattants<br />

d’un phénomène où apparemment dominent<br />

« chaos », « désordre incompréhensible<br />

», « hasard » et « passion déchaînée » ?<br />

Il y a bien chez Clausewitz – comme du<br />

reste chez tous ses contemporains du<br />

début du XIX e siècle – l’espoir de trouver<br />

derrière les apparences de la guerre, la<br />

vérité d’un ordre permettant d’en éclairer<br />

à jamais la nature et les formes. Penser<br />

la guerre, la théoriser, impliquerait tout<br />

d’abord de dégager son « essence » et<br />

d’identifier ses invariants. Or, l’essence<br />

de la guerre, Clausewitz croît la trouver<br />

dans le duel, cette forme de violence réciproque<br />

où chaque adversaire tente de terrasser<br />

l’autre et de lui imposer sa volonté.<br />

La guerre sera donc définie comme un<br />

« combat singulier agrandi » qui implique<br />

une montée inéluctable aux extrêmes (De<br />

la guerre, 2000, p. 27). Dans un duel en<br />

effet, chaque adversaire tente de tourner à<br />

son avantage l’utilisation de la violence et<br />

ne peut donc négliger le moindre moyen<br />

disponible sous peine d’être vaincu par<br />

ce même moyen : l’emballement, la radicalisation<br />

en découlent nécessairement.<br />

Clausewitz pourtant, ne se contente<br />

pas d’isoler une « forme absolue » de la<br />

guerre : penser la guerre ne suppose pas<br />

seulement de construire un type général<br />

mais implique aussi d’être attentif aux<br />

variations concrètes que le phénomène<br />

manifeste historiquement. Dans la réalité,<br />

la guerre est ainsi « …quelque chose qui<br />

sera tantôt plus et tantôt moins que la<br />

guerre » (1955, p. 673), ce qui est une<br />

manière de rappeler que les guerres réelles<br />

échappent en partie à leur essence, et<br />

notamment à cette montée systématique<br />

aux extrêmes.<br />

La guerre abstraite construite sur le<br />

mode du duel tend à réduire toute guerre<br />

à sa dynamique interne, celle de la violence<br />

réciproque et de ses conséquences<br />

nécessaires et prévisibles (« …la guerre<br />

elle-même mène sans cesse aux extrêmes<br />

»). Or pour Clausewitz, dès que l’on<br />

quitte l’univers de l’abstraction, c’est-àdire<br />

dès que l’on se penche sur les guerres<br />

réelles et les acteurs qui les mènent, il<br />

devient évident que la violence guerrière<br />

ne se déploie jamais sans incorporer une<br />

part de hasard et surtout, sans se soumettre<br />

à une logique qui lui échappe, externe<br />

à son domaine : la guerre précise-t-il,<br />

« a sa propre grammaire, mais non sa<br />

propre logique » (1955, p. 703). Si la<br />

violence armée est bien le moyen propre<br />

à la guerre – un moyen qui a sa nature et<br />

ses contraintes particulières – celui-ci est<br />

toujours au service de fins extérieures à<br />

celle-ci puisqu’il s’agit de fins élaborées<br />

par la politique. La guerre « naît toujours<br />

d’une situation politique et poursuit toujours<br />

un but politique. Elle est donc ellemême<br />

un acte politique » (2000, p. 44).<br />

Même si la politique doit composer et<br />

faire avec ce moyen singulier, elle exerce<br />

néanmoins une « influence constante »<br />

sur l’acte de guerre. C’est d’ailleurs<br />

parce qu’elle est la « continuation de<br />

la politique par d’autres moyens », et<br />

qu’elle « n’est d’abord jamais indépendante<br />

dans son action », qu’elle est un<br />

phénomène « intelligible » (2000, p. 47).<br />

Comme le soulignent Aron et Terray, la<br />

détermination politique de la guerre est<br />

donc pour Clausewitz au fondement de<br />

sa rationalité : elle est une condition de sa<br />

lisibilité. La guerre se comprend comme<br />

acte politique, c’est-à-dire en référence<br />

aux finalités auxquelles elle se trouve<br />

assignée.<br />

Clausewitz propose alors une sorte<br />

d’idéal type de la guerre basé sur une<br />

« combinatoire » (Terray) articulant violence,<br />

incertitude et politique. Et c’est la<br />

variation de ces éléments qui permet de<br />

rendre compte de l’ensemble <strong>des</strong> guerres<br />

réelles, celles-ci étant toujours indexées<br />

à un contexte particulier : « la guerre<br />

n’est donc pas seulement un véritable<br />

caméléon qui modifie quelque peu sa<br />

nature dans chaque cas concret, mais elle<br />

est aussi, comme phénomène d’ensemble<br />

et par rapport aux tendances qui y prédominent,<br />

une étonnante trinité où l’on<br />

retrouve d’abord la violence originelle de<br />

son élément, la haine et l’animosité, qu’il<br />

faut considérer comme une impulsion<br />

naturelle aveugle, puis le jeu <strong>des</strong> probabilités<br />

et du hasard qui font d’elle une<br />

libre activité de l’âme, et sa nature subordonnée<br />

d’instrument de la politique, par<br />

laquelle elle appartient à l’entendement<br />

pur » (1955, p. 69). Or cette définition est<br />

aussi l’occasion pour Clausewitz d’identifier<br />

les acteurs en présence et surtout de<br />

délimiter leurs prérogatives respectives.<br />

En effet « le premier de ces trois aspects<br />

intéresse particulièrement le peuple, le<br />

second le commandant et son armée, et le<br />

troisième relève plutôt du gouvernement »<br />

(idem, p. 69). Le rôle majeur revient bien<br />

ici à l’homme d’État : la conduite de<br />

la guerre, si elle relève d’une activité<br />

particulière demandant <strong>des</strong> savoirs particuliers,<br />

reste soumise à son autorité.<br />

Le peuple et les combattants ne sont<br />

donc perçus qu’en tant qu’opérateurs ou<br />

vecteurs de violence contrôlée par l’État.<br />

Cette discrimination fixe également le<br />

cadre de toute guerre : puisque la politique<br />

« est l’intelligence même de l’État »,<br />

puisque « rien ne saurait échapper à son<br />

contrôle » (2000, p. 46), les guerres ne<br />

sauraient se dérouler que dans un horizon<br />

interétatique, c’est-à-dire qu’entre une<br />

même classe d’acteurs ou d’opérateurs.<br />

Si nous faisons maintenant un saut<br />

brutal dans le temps et que nous nous<br />

intéressons à la manière dont la guerre<br />

est analysée par Freund, que remarquonsnous<br />

? Tout d’abord, une même ambition<br />

de rendre compte du réel et <strong>des</strong> manifestations<br />

d’hostilité qui, bien qu’inhérentes<br />

à toute société, semblent pourtant échapper<br />

à notre entendement. Cependant, à<br />

la différence de Clausewitz, Freund va<br />

considérer que l’étude de la guerre relève<br />

plus largement du « conflit en général ».<br />

Comprendre les guerres implique donc en<br />

quelque sorte de s’affranchir de la forme<br />

guerre afin de s’atteler au décryptage de<br />

la pluralité <strong>des</strong> phénomènes conflictuels,<br />

c’est-à-dire <strong>des</strong> « divers affrontements<br />

entre les hommes » (1983, p. 63). C’est<br />

d’ailleurs en ce sens qu’il va proposer<br />

d’étendre le terme polémologie à l’ensemble<br />

<strong>des</strong> phénomènes conflictuels, en<br />

donnant à ce concept une signification<br />

plus étendue que celle de Bouthoul (étudier<br />

scientifiquement la guerre et la paix).<br />

Pour faire bref, disons que la guerre est<br />

pour Freund une forme particulière de<br />

conflit. Ce dernier est défini de la façon<br />

suivante : « le conflit consiste en un affrontement<br />

ou heurt intentionnel entre deux<br />

êtres ou groupes de même espèce qui<br />

manifestent les uns à l’égard <strong>des</strong> autres<br />

une intention hostile, en général à propos<br />

d’un droit, et qui pour maintenir, affirmer<br />

ou rétablir le droit essaient de briser la<br />

résistance de l’autre, éventuellement par<br />

le recours à la violence, laquelle peut le<br />

cas échéant tendre à l’anéantissement<br />

physique de l’autre » (idem, p. 65). Si<br />

l’on retrouve bien dans cette conceptualisation<br />

l’idée de duel et de tiers exclu<br />

associée chez Clausewitz à l’essence de<br />

la guerre, la différence majeure tient à<br />

ce que la violence n’y est plus qu’une<br />

option, un moyen parmi d’autres de « briser<br />

la résistance » de l’adversaire. Le<br />

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