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Comment - Revue des sciences sociales

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Anne-Sophie Lamine<br />

Les foulards et la République<br />

sence du Ministre. Mais la scène <strong>des</strong><br />

sifflets est abondamment commentée<br />

dans toute la presse, et passe sur toutes<br />

les chaînes de télévision. La condamnation<br />

est absolue, on évoque rarement les<br />

ovations, et encore moins le fait que les<br />

sifflements n’étaient le fait que d’une<br />

partie de l’assistance, alors que les<br />

responsables montraient leur embarras.<br />

Aucun média ne mentionnera que<br />

le ministre de l’éducation, Luc Ferry,<br />

s’est fait bien plus copieusement sifflé,<br />

à plusieurs reprises, lorsqu’il est intervenu<br />

devant un grand rassemblement de<br />

jeunes catholiques (Jeunesse Ouvrière<br />

Chrétienne) deux semaines plus tard 14 .<br />

Les sifflets du Bourget apparaissent<br />

bien comme la preuve qu’il existe en<br />

France un islam hostile à la laïcité<br />

qui gagne du terrain et s’oppose aux<br />

valeurs républicaines.<br />

Le débat sur l’opportunité d’une loi<br />

sur les signes religieux à l’école refait<br />

surface et plusieurs rapports et commissions<br />

se penchent sur la question de<br />

la laïcité. D’abord, le vice-président de<br />

l’Assemblée Nationale, François Baroin<br />

remet à la fin du mois de mai un rapport<br />

sur la laïcité au premier Ministre. Au<br />

même moment, une mission est constituée<br />

par Jean-Louis Debré, président<br />

de l’Assemblée nationale. Un mois plus<br />

tard, la commission Stasi est nommée<br />

par le président de la République.<br />

Le rapport Baroin 15 affirme que la<br />

laïcité est « contestée […] par certaines<br />

populations immigrées, qui issues<br />

d’une culture non laïque et non démocratique,<br />

ne perçoivent pas le sens de<br />

ce principe ». Il impute la « crise de la<br />

laïcité » à la gauche qui a défendu les<br />

« différences culturelles » et le « communautarisme<br />

» et considère que l’avis<br />

du Conseil d’État laisse les enseignants<br />

dans un « état d’insécurité juridique ».<br />

Il ajoute que c’est une « erreur » de<br />

considérer le voile comme « un signe<br />

d’appartenance religieuse alors qu’il<br />

s’agit en fait d’un attribut <strong>des</strong> fondamentalistes<br />

qui s’inscrit dans une logique<br />

de société fondée sur une logique<br />

de ghetto et hostile aux valeurs de la<br />

démocratie ». Il considère que le « développement<br />

du communautarisme dans<br />

les banlieues » résulte de « l’action du<br />

prosélytisme <strong>des</strong> fondamentalistes » et<br />

que « le voile islamique » n’est « qu’une<br />

première étape ». L’objectif est bien une<br />

« reconquête <strong>des</strong> territoires perdus de<br />

la République », perdus par l’État et<br />

gagnés par le « communautarisme ». Le<br />

rapport préconise à la fois de réaffirmer<br />

la laïcité, de mieux reconnaître la place<br />

<strong>des</strong> religions, de « relancer l’intégration<br />

républicaine », par <strong>des</strong> moyens spécifiques<br />

d’éducation et en créant « de<br />

vraies élites républicaines issues de<br />

l’immigration ». Il recommande aussi<br />

de « proscrire le voile dans les établissements<br />

scolaires » et envisage même<br />

d’instaurer « le port d’uniformes » dans<br />

les quartiers difficiles.<br />

Le 27 mai 2003, le président de l’Assemblée<br />

Nationale met en place une<br />

« Mission parlementaire d’information<br />

sur les signes religieux à l’école », dont<br />

il est le président et le rapporteur. La<br />

mission auditionne plus de 120 personnes<br />

16 et rend le 4 décembre un rapport<br />

intitulé « La laïcité à l’école, un principe<br />

républicain à réaffirmer » 17 . Après<br />

avoir montré que le modèle français<br />

de laïcité est minoritaire en Europe,<br />

il souligne que la « réaffirmation » de<br />

la laïcité est d’autant plus nécessaire<br />

que la religion « tend à devenir un <strong>des</strong><br />

facteurs dominants de l’instabilité du<br />

monde ». Il s’oppose à une « “nouvelle<br />

laïcité” dans laquelle l’affirmation<br />

du pluralisme prendrait le pas sur la<br />

neutralité de l’État » et considère que<br />

les affirmations identitaires et le port<br />

de signes religieux conduisent à une<br />

situation « proche de la sécularisation<br />

propre aux pays protestants » et donc<br />

au communautarisme. La laïcité doit<br />

« s’affirmer comme élément essentiel<br />

de l’intégration républicaine. […] L’espace<br />

scolaire doit être le lieu privilégié<br />

de cette réaffirmation ». Le rapport y<br />

préconise donc l’interdiction de « tout<br />

signe visible d’appartenance religieuse<br />

ou politique ».<br />

Le 3 juillet, le président Chirac, installe<br />

une commission sur « la laïcité<br />

dans la République » dont il a nommé<br />

les vingt membres et dont la présidence<br />

est confiée au médiateur de la République,<br />

Bernard Stasi. Elle se distingue<br />

de la Mission parlementaire (Debré) et<br />

montre une reprise en main du dossier<br />

par Jacques Chirac. Présentée comme<br />

une commission de « sages », neuf de<br />

ses membres sont universitaires, les<br />

autres viennent du monde politique,<br />

juridique, éducatif, associatif ou de<br />

l’entreprise. Elle travaille pendant six<br />

mois et auditionne plus de 150 personnes.<br />

Les délibérations sont largement<br />

relayées par les médias, la majorité<br />

<strong>des</strong> auditions sont publiques 18 . Elle<br />

produit un rapport de 68 pages, remis<br />

le 11 décembre qui est largement diffusé<br />

19 . Le rapport analyse l’histoire<br />

de la laïcité. Il développe aussi les<br />

diverses « atteintes préoccupantes » à<br />

la laïcité à l’école, à l’hôpital ou dans<br />

le monde du travail. Il insiste fortement<br />

sur la laïcité comme « valeur républicaine<br />

» ou « valeur fondamentale de<br />

l’État ». Il préconise l’enseignement du<br />

fait religieux, la reconnaissance de la<br />

libre-pensée et <strong>des</strong> humanismes rationalistes<br />

comme « option spirituelle à<br />

part entière », une meilleure prise en<br />

compte de besoins religieux en matière<br />

funéraire, l’adoption de deux jours de<br />

congé supplémentaire pour le Kippour<br />

et l’Aïd et l’adoption d’une loi sur la<br />

laïcité, affirmant la neutralité du service<br />

public et interdisant « les tenues et<br />

signes manifestant une appartenance<br />

religieuse ou politique » dans les établissements<br />

scolaires.<br />

Pendant cette période, le débat fait<br />

rage dans les médias. Les ministres de<br />

l’intérieur et de l’éducation qui étaient<br />

défavorables à la loi s’y rallient. Les<br />

prises de positions abondent, d’enseignants,<br />

de syndicalistes, de politiques,<br />

d’intellectuels, de religieux, <strong>des</strong> féministes,<br />

<strong>des</strong> militants associatifs et même<br />

de simples lecteurs. La position prohibitionniste<br />

domine nettement le débat,<br />

mais n’est à aucun moment exclusive.<br />

Hormis celle <strong>des</strong> leaders religieux,<br />

relativement unanime et non-prohibitionniste,<br />

la plupart <strong>des</strong> catégories se<br />

divisent 20 . Les termes sont vifs pour<br />

dénoncer la « dangerosité » du voile.<br />

Une intellectuelle écrira à propos de<br />

jeunes filles voilées : « Studieuses à<br />

l’école, tout en étant silencieusement<br />

reliées par leur voile à un dieu intérieur<br />

fanatisé, qui entrave leur liberté<br />

de jugement, elles risquent de demeurer<br />

étrangères au contenu principiel<br />

du savoir qu’on leur enseigne et de<br />

n’en retenir que les aspects utilitaires<br />

ou techniques : quelque chose comme<br />

une science sans conscience » 21 . Une<br />

nouvelle affaire éclate en banlieue parisienne,<br />

au mois d’octobre, très fortement<br />

médiatisée : deux lycéennes, dont<br />

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