Comment - Revue des sciences sociales
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Birgit Bräuchler<br />
La mondialisation <strong>des</strong> conflits locaux<br />
ment s’étendre aux présentations sur<br />
Internet : le conflit développe aussi dans<br />
le cyberespace sa dynamique propre.<br />
Internet est utilisé par les cyberacteurs<br />
moluquois pour diffuser <strong>des</strong> informations<br />
et <strong>des</strong> commentaires qui se différencient<br />
qualitativement de ceux publiés<br />
par les médias nationaux indonésiens<br />
(cf. à ce sujet Hill & Sen 1997). Du<br />
fait <strong>des</strong> stratégies mises en œuvre par<br />
ces acteurs, la portée d’Internet et les<br />
possibilités d’influence qu’elle offre sur<br />
un public planétaire modifient en retour<br />
la nature même du conflit. Bien que les<br />
discours dans le cyberespace puissent<br />
comme dans d’autres espaces publics<br />
être le fait d’élites, de dirigeants et de<br />
personnalités influentes, ainsi que le soutient<br />
Yasraf Piliang (2000 : 116), l’action<br />
<strong>des</strong> cyberacteurs moluquois montre<br />
qu’un conflit local peut être propulsé sur<br />
la scène mondiale et que sa dynamique<br />
peut impliquer progressivement un public<br />
planétaire. Il en est résulté en l’occurrence<br />
que <strong>des</strong> voix au niveau local qui<br />
n’arrivaient habituellement pas à se faire<br />
entendre ont dû être prises en compte par<br />
<strong>des</strong> pouvoirs établis comme le gouvernement<br />
et la presse indonésiens (Sen &<br />
Hill 2000 : 210), qu’une contre-opinion a<br />
pu se former, et que <strong>des</strong> discours jusque<br />
là repliés sur <strong>des</strong> considérations locales<br />
ont dû s’inscrire dans une perspective<br />
planétaire, et se sont en quelque sorte<br />
«mondialisés». Ce processus bouleverse<br />
fondamentalement la gestion <strong>des</strong> conflits<br />
locaux, dans la mesure où ceux-ci sont<br />
susceptibles d’être aussi soudainement,<br />
et dans <strong>des</strong> proportions aussi importantes,<br />
propulsés à l’extérieur de leur contexte de<br />
départ, et concerner du même coup un<br />
public complètement différent.<br />
Grâce à Internet – du moins dans le<br />
dispositif de la MML – les Moluquois<br />
et les autres personnes intéressées dans<br />
le monde ont également eu la possibilité<br />
de participer activement à la négociation<br />
<strong>des</strong> positions dans le conflit, et leur mise<br />
en réseau à l’échelle mondiale a énormément<br />
avancé, au moins à travers les<br />
cyberprojets chrétiens. Les opinions et<br />
les sources d’information les plus diverses<br />
ont été réunies sur une même plateforme,<br />
ce qui a permis de multiplier les<br />
présentations d’événements locaux, de<br />
leur donner le poids et l’intensité du nombre<br />
et de la diversité. Les rumeurs locales<br />
et les tracts, les reportages et les analyses<br />
<strong>des</strong> activistes locaux ont été réunis dans<br />
un même «lieu» et exposés au vu de tous<br />
sur Internet, au côté d’articles de journaux<br />
et revues renommés, <strong>des</strong> prises de<br />
position <strong>des</strong> organisations internationales<br />
et <strong>des</strong> appels d’organisations religieuses<br />
ou d’associations moluquoises du monde<br />
entier. Les discours locaux sont intégrés<br />
par les contributions <strong>des</strong> cyberacteurs<br />
dans les discours circulant sur Internet : le<br />
conflit <strong>des</strong> Moluques est notamment présenté<br />
dans le cyberespace comme un cas<br />
<strong>des</strong> conflits entre chrétiens et musulmans<br />
se déroulant ailleurs dans le monde, il<br />
prend sens de son enchâssement dans une<br />
présentation de portée planétaire. Craig<br />
Calhoun (1995 : 220-221) voit cependant<br />
aussi dans ce processus un danger que<br />
ces catégorisations puissantes donnent<br />
trop d’importance a la notion d’identité<br />
spécifique et accroissent les effets d’oppression.<br />
Niveaux de circulation et<br />
multiplicateurs<br />
La portée <strong>des</strong> cyberprojets moluquois<br />
peut être appréciée à l’aune de la notion<br />
de «niveaux de circulation» (arenas of<br />
circulation) de John Thompson (1995 :<br />
87-118). James Slevin (2000 : 81) a transposé<br />
à Internet l’analyse <strong>des</strong> médias de<br />
masse de Thompson, et distingue trois<br />
niveaux de circulation qu’on peut appliquer<br />
au cas <strong>des</strong> Moluques. Au premier<br />
niveau (primary arena of circulation) se<br />
trouvent les concepteurs et les membres<br />
inscrits <strong>des</strong> projets en ligne de Masariku,<br />
du CCDA et du FKAWJ. Il faut également<br />
compter à ce niveau les multiplicateurs en<br />
ligne de ces trois groupes, qui en reprennent<br />
les informations et les analyses sur<br />
leurs propres pages Web et les font circuler<br />
sur leurs propres listes de diffusion ou<br />
les intègrent à leurs propres reportages 19 .<br />
Le deuxième niveau (secondary arena of<br />
circulation) comprend les participants à<br />
l’un ou l’autre <strong>des</strong> trois projets en ligne<br />
qui habitent une même région dans le<br />
monde et se rencontrent aussi directement<br />
sur place pour discuter <strong>des</strong> contenus<br />
du site Internet ou de sujets qui leur<br />
sont spécifiques, ou pour programmer <strong>des</strong><br />
actions. Au troisième niveau (peripheral<br />
regions of internet use), on trouve en<br />
principe tous les participants aux cyberprojets<br />
moluquiens qui rencontrent hors<br />
ligne <strong>des</strong> non participants, qu’il s’agisse<br />
du bureau <strong>des</strong> centres de crise catholique<br />
ou protestant à Ambon-ville, ou de<br />
l’une <strong>des</strong> antennes du Laskar Jihad sur<br />
Ambon, de l’un <strong>des</strong> nombreux bureaux<br />
du FKAWJ sur le territoire indonésien, ou<br />
du contexte ou du réseau hors ligne d’un<br />
autre membre. On compte également à<br />
ce niveau les nombreux collaborateurs<br />
<strong>des</strong> trois groupes qui n’ont pas de possibilité<br />
d’accès à Internet, mais qui contribuent<br />
cependant à l’approvisionnement<br />
<strong>des</strong> sites en informations et matériel et<br />
peuvent de ce fait être considérés également<br />
comme <strong>des</strong> multiplicateurs. Slevin<br />
(2000 : 85) considère que ces différents<br />
niveaux de circulation permettent de nouvelles<br />
formes de lien social et d’organisation<br />
sociale, ce qu’illustre effectivement<br />
l’exemple de l’évolution en ligne et hors<br />
ligne du conflit <strong>des</strong> Moluques.<br />
Ces effets de circulation et de multiplication<br />
font <strong>des</strong> cyberacteurs moluquois<br />
et de leurs liens sur Internet un « métaréseau<br />
», qui interconnecte tous ces<br />
(sub-)réseaux et contribue à une extension<br />
d’échelle planétaire de réseaux initialement<br />
locaux. Les membres instigateurs<br />
de Masariku confirment l’importance <strong>des</strong><br />
contacts hors ligne <strong>des</strong> participants à la<br />
MML pour l’efficience de leur Réseau, et<br />
de ce fait aussi l’interaction d’un niveau<br />
en ligne et d’un niveau hors ligne dans<br />
ce dernier. Il importe d’être conscient<br />
de cette potentialité quand on étudie les<br />
cyberprojets et leurs incidences. Le métaréseau<br />
n’est pas seulement un réseau<br />
d’information, mais un réseau d’action.<br />
Il permet à <strong>des</strong> groupes d’imaginer, de<br />
programmer et de réaliser <strong>des</strong> actions<br />
sur le terrain, dans les Moluques mêmes,<br />
dans le reste de l’Indonésie ou à l’étranger<br />
: <strong>des</strong> manifestations, <strong>des</strong> actions de<br />
lobbying, <strong>des</strong> réunions, <strong>des</strong> prises de<br />
contact avec <strong>des</strong> personnalités influentes,<br />
le recrutement de militants ou de soldats,<br />
l’envoi de délégations, <strong>des</strong> initiatives de<br />
paix, <strong>des</strong> opérations d’aide humanitaire<br />
ou <strong>des</strong> actions de soutien financier.<br />
Une nouvelle<br />
logique conflictuelle<br />
L’extension d’Internet et la réception<br />
favorable <strong>des</strong> cyberprojets moluquois<br />
dans le public concourent à une diffusion<br />
à l’échelle planétaire du conflit <strong>des</strong> Moluques.<br />
Mais le rôle d’Internet est ambigu :<br />
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