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Comment - Revue des sciences sociales

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Pascal Hintermeyer<br />

Entre guerre et paix : le terrorisme<br />

autre univers moral, 3 . La guerre a été<br />

analysée comme une inversion <strong>des</strong> principes<br />

de la vie sociale. Elle transforme<br />

les incitations à la coopération et à l’accumulation<br />

<strong>des</strong> richesses en impératif de<br />

<strong>des</strong>truction 4 . À la rationalité, la communication,<br />

la délibération, elle substitue la<br />

haine à l’égard de l’ennemi et l’injonction<br />

de le tuer. Elle lève l’interdit du meurtre<br />

au nom de la défense <strong>des</strong> intérêts fondamentaux<br />

de la collectivité et de l’ordre<br />

donné par ceux qui assument la charge de<br />

la protéger. Le resserrement hiérarchique<br />

rend le commandement absolu et l’obéissance<br />

complète. L’autonomie de chacun<br />

est étroitement subordonnée au groupe<br />

et à ses dirigeants. « La possession de<br />

l’individu par l’État est le caractère de<br />

l’état social adapté à la guerre » 5 . Comme<br />

celle-ci modifie profondément la tonalité,<br />

l’organisation et les principes de la vie<br />

sociale, <strong>des</strong> règles régissent le début, le<br />

déroulement et la suspension <strong>des</strong> hostilités.<br />

Ces efforts pour imposer un cadre<br />

et <strong>des</strong> limites à la guerre se prolongent,<br />

à partir du début du XIX e siècle, par<br />

l’adoption d’autres conventions portant,<br />

même en situation de guerre, sur la protection<br />

<strong>des</strong> blessés, <strong>des</strong> prisonniers et <strong>des</strong><br />

civils. Mais ces dispositions n’ont pas<br />

suffi à atténuer les horreurs <strong>des</strong> guerres.<br />

Les efforts pour juguler la sauvagerie<br />

<strong>des</strong> passions belligènes se heurtent bien<br />

sûr aux contextes où les États ne parviennent<br />

pas à se réserver le monopole<br />

de l’exercice de la violence. Celle-ci est<br />

difficile à contrôler là où elle résulte<br />

d’initiatives privées, soit à l’intérieur <strong>des</strong><br />

frontières étatiques du fait d’exactions<br />

provoquées par <strong>des</strong> ban<strong>des</strong> armées, soit<br />

sur les eaux internationales en raison<br />

d’entreprises de piraterie. Surtout, l’incapacité<br />

à restreindre la violence est imputable<br />

aux États eux-mêmes. En effet, les<br />

guerres qu’ils mènent sont susceptibles<br />

de basculer dans la violence généralisée,<br />

pour peu qu’elles visent à conquérir<br />

<strong>des</strong> populations ou encore qu’elles<br />

comportent <strong>des</strong> dimensions religieuses,<br />

idéologiques ou nationales exacerbées.<br />

Les guerres de conquête, comme celles<br />

menées par les Mongols au XIV e siècle,<br />

visent à dominer de vastes territoires en<br />

inspirant systématiquement la terreur aux<br />

populations civiles, dans l’espoir de s’assurer<br />

leur docilité . Celles-ci deviennent<br />

aussi une cible privilégiée de ces guerres<br />

que Clausewitz appelle absolues parce<br />

qu’elles cherchent à annihiler l’ennemi.<br />

Ce fut le cas <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> guerres religieuses,<br />

notamment celle de Trente ans,<br />

qui décima une proportion importante de<br />

la population allemande dans la première<br />

moitié du XVII e siècle et qui fut émaillée<br />

de massacres comme le sac de Magdebourg<br />

en 1631. Les initiatives de régénération<br />

collective ont une propension<br />

remarquable à faire couler massivement<br />

le sang.<br />

Dans le but d’affranchir et de libérer<br />

les hommes, la Révolution française en a<br />

tué beaucoup. Elle a aussi représenté une<br />

inflexion majeure dans l’évolution de la<br />

guerre. Ayant supprimé les privilèges et<br />

donc l’ordre constitué par la noblesse,<br />

dont la vocation était de porter les armes,<br />

elle fut prise au dépourvu lorsque son<br />

idéal de fraternisation universelle et de<br />

paix perpétuelle se transforma en une<br />

situation où elle dut mener la guerre<br />

contre l’Europe coalisée. Elle eut alors<br />

recours, pour compenser son infériorité<br />

technique par une supériorité numérique,<br />

à la conscription, à la levée en masse,<br />

à l’offensive à outrance. Le terme de<br />

terrorisme apparut dans ce contexte en<br />

référence à un système de gouvernement<br />

appelé La Terreur. Celle-ci met en place<br />

systématiquement <strong>des</strong> mesures exceptionnelles<br />

de coercition et de répression<br />

conçues comme un moyen de sauver la<br />

patrie en danger et de conduire la guerre.<br />

Les premiers terroristes furent <strong>des</strong> parlementaires,<br />

<strong>des</strong> membres de la Convention<br />

envoyés en tant que représentants en mission<br />

dans les provinces pour y galvaniser<br />

les énergies et y exercer <strong>des</strong> pouvoirs<br />

exceptionnels illimités les autorisant à<br />

prendre toute disposition propre à stimuler<br />

la défense nationale.<br />

De moyen de mener la guerre, le terrorisme<br />

se transforme ensuite en tentative<br />

visant à l’anticiper. Le long XIX e siècle<br />

est agité par les revendications <strong>sociales</strong><br />

et nationales. Ceux qui souhaitent les<br />

amplifier et les faire déboucher sur la<br />

guerre de classe ou la guerre d’indépendance<br />

peuvent adopter <strong>des</strong> métho<strong>des</strong><br />

visant à précipiter le conflit. Dans l’espoir<br />

de provoquer une escalade <strong>des</strong> hostilités,<br />

ils tentent en particulier d’assassiner les<br />

dirigeants de l’État abhorré. Il arrive<br />

que de tels procédés aboutissent à un<br />

engrenage irréversible de la violence.<br />

Le succès le plus complet de ce point de<br />

vue a sans doute dépassé l’attente de son<br />

auteur. Il s’est produit en août 1914 lors<br />

de l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc<br />

François-Ferdinand, héritier de l’empire<br />

austro-hongrois. Cet attentat a provoqué<br />

la Première guerre mondiale en déclenchant<br />

un processus fréquemment analysé<br />

par les historiens comme une réaction en<br />

chaîne. Le terroriste se veut l’augure, le<br />

catalyseur et l’avant-garde de la guerre. Il<br />

est rare que son rôle soit aussi décisif.<br />

Les rapports entre le terrorisme et la<br />

guerre sont liés aux évolutions que cette<br />

dernière a connues au cours <strong>des</strong> deux derniers<br />

siècles. Pendant cette période, elle<br />

a considérablement accru ses capacités<br />

meurtrières. Mettant en œuvre <strong>des</strong> techniques<br />

toujours plus efficaces, elle absorbe<br />

aussi <strong>des</strong> ressources croissantes <strong>des</strong> belligérants<br />

et n’épargne rien ni personne. La<br />

dimension psychologique, fondamentale<br />

dans toute guerre, a pris <strong>des</strong> proportions<br />

considérables. Elle a conduit à terroriser<br />

et à bombarder <strong>des</strong> populations civiles,<br />

notamment à Londres, Dresde, Hiroshima.<br />

Avec l’utilisation de l’arme nucléaire<br />

contre cette dernière ville, le crescendo<br />

dans l’horreur a connu son acmé. Depuis,<br />

les principales puissances se livrent à une<br />

course aux armements tout en s’interdisant<br />

l’emploi de leur arsenal atomique<br />

dont les effets <strong>des</strong>tructeurs sur l’humanité<br />

seraient imprévisibles. Ce coup d’arrêt<br />

n’a pas aboli les confrontations armées,<br />

qui sont souvent devenues plus indirectes.<br />

Les plus puissants les mènent par<br />

alliés périphériques interposés (en Corée,<br />

Indochine, Amérique latine) et plus souvent<br />

encore dans l’ombre <strong>des</strong> services<br />

secrets. Le processus de décolonisation a<br />

aussi démultiplié <strong>des</strong> conflits volontiers<br />

présentés par les métropoles en fonction<br />

de la nécessité d’assurer l’ordre public.<br />

Malgré les euphémismes utilisés, <strong>des</strong><br />

« événements » d’Algérie aux opérations<br />

de maintien de la paix, l’instabilité et les<br />

affrontements armés sont présents dans<br />

beaucoup d’endroits de la planète.<br />

Dès les années 1960, Raymond Aron<br />

remarque que le monde contemporain<br />

recèle de nombreuses situations intermédiaires<br />

entre la guerre et la paix 6 .<br />

Le terrorisme participe de ce brouillage<br />

<strong>des</strong> repères. Il trouble la vie sociale par<br />

l’irruption inopinée d’actes d’hostilité. Si<br />

la distinction entre guerre et paix implique<br />

<strong>des</strong> relations <strong>sociales</strong> différentes,<br />

leur indistinction provoque de profon<strong>des</strong><br />

perturbations dans les manières de vivre<br />

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