Comment - Revue des sciences sociales
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de fer où a été signée la capitulation<br />
allemande (ill. 5). L’image scénarisée a<br />
été publiée dans toutes les rétrospectives<br />
ultérieures réalisées par les magasines<br />
français à l’occasion <strong>des</strong> dixième et vingtième<br />
anniversaires de l’événement. Ne<br />
sont présents que les officiers militaires<br />
français. L’adversaire, c’est-à-dire les<br />
généraux allemands, sont absents de la<br />
scène de la capitulation. Selon le point<br />
de vue, cette photographie peut avoir<br />
<strong>des</strong> connotations très différentes. Ce qui<br />
du point de vue français symbolise la<br />
victoire peut être interprété du point de<br />
vue allemand comme une insulte collective.<br />
Ceci évidemment en ne prenant pas<br />
en considération la distance introduite<br />
depuis par le passage du temps dans la<br />
lecture de cette image : pour nous, Allemands<br />
et Français nés après l’événement,<br />
l’image a perdu de sa signification initiale,<br />
nous pouvons à peine la rétablir par<br />
le raisonnement.<br />
Cet aspect de la rétrospective historique<br />
est également bien illustré par<br />
l’exemple suivant. La photographie date<br />
de la Seconde Guerre mondiale. Vu de<br />
nos jours, le débarquement en Normandie<br />
marque le début de la fin de la guerre.<br />
Plusieurs centaines de photographes et<br />
de cameramen débarquèrent dans les pas<br />
<strong>des</strong> GI’s le 6 juin 1944, et parmi eux<br />
Robert Capa. C’est à lui qu’on doit l’une<br />
<strong>des</strong> photographies les plus souvent reproduites<br />
du 20 e siècle (ill. 6). Elle montre<br />
un soldat américain chargé de tout son<br />
équipement, pataugeant dans le ressac.<br />
La prise de vue donne l’impression que<br />
le photographe a été bousculé avec son<br />
appareil. Capa commente : « Les balles<br />
pleuvaient dans l’eau autour de moi et je<br />
cherchais à m’abriter derrière le premier<br />
bon obstacle en métal venu . […] Il était<br />
encore très tôt et il faisait trop sombre<br />
pour que j’eusse pu faire de bonnes<br />
photos, mais l’eau grise et le ciel gris<br />
donnaient aux petites formes humaines se<br />
déplaçant sous le couvert <strong>des</strong> silhouettes<br />
surréalistes <strong>des</strong> obstacles antichars […]<br />
un aspect simplement saisissant » 16 .<br />
Le regard de l’observateur se porte<br />
presque automatiquement sur le visage<br />
du soldat, qui est manifestement en train<br />
de se noyer. Les obstacles antichars à<br />
l’arrière-plan sont saisis fugitivement,<br />
comme de sombres coups de pinceau qui<br />
se dissolvent dans l’eau. La houle, l’horizon<br />
et le ciel se confondent dans une<br />
tonalité grise presque homogène. Le soldat<br />
est complètement seul, un combattant<br />
isolé dont la situation semble désespérée<br />
dans l’environnement hostile du champ<br />
de bataille, perdu qu’il est au milieu de<br />
milliers d’autres qui ont été débarqués<br />
sous les projectiles ennemis. Le pays<br />
natal a été laissé loin derrière une ligne<br />
Ill. 6 – Robert Capa : Omaha Beach, Normandie, 6 juin 1944. Coll. Magnum, Paris.<br />
d’horizon indistincte. C’est une image<br />
très personnelle, qui saisit un individu<br />
hors de la masse, lui donne un visage,<br />
et ce faisant une identité. Les traits du<br />
visage laissent deviner un homme jeune,<br />
et cependant, les orbites sombres, la bouche<br />
étrangement ouverte, le jeu d’ombre<br />
et de lumière suggèrent l’image d’un<br />
crâne. La photographie n’exprime pas<br />
la force, mais la vulnérabilité. On n’y<br />
lit aucun héroïsme, mais la peur et la<br />
lutte pour la stricte survie. Elle génère<br />
du scepticisme : peut-être le scepticisme<br />
<strong>des</strong> Alliés eux-mêmes dans leur ensemble,<br />
qui avaient retardé leur invasion et<br />
n’étaient pas sûrs le jour du débarquement<br />
que l’offensive serait un succès.<br />
Au 21 e siècle, le récepteur de ce visuel<br />
peut garder espoir, parce qu’il sait que la<br />
Wehrmacht devait par la suite capituler<br />
rapidement, et que le soldat du 116 e Régiment<br />
d’infanterie a survécu. Edward<br />
K. Regan devait déclarer bien plus tard :<br />
« Nous n’occupions encore que vingtcinq<br />
mètres de plage. C’était un tel chaos<br />
et une telle confusion générale que nous<br />
étions complètement immobilisés » 17 .<br />
Cette photographie floue est l’une <strong>des</strong><br />
milliers qui ont été prises le Jour-J 18 . Considérée<br />
objectivement, c’est un instantané<br />
qui présente <strong>des</strong> défauts techniques considérables.<br />
Rétrospectivement, pourtant,<br />
cette image constitue l’une de ces icônes<br />
de la mémoire collective qui manifestent<br />
la victoire <strong>des</strong> Alliés sur l’Allemagne<br />
nationale-socialiste – alors qu’il fallut<br />
attendre un certain temps avant que la<br />
photographie soit publiée, car elle fit partie<br />
du matériel que Capa envoya au laboratoire<br />
de l’agence de Life en Angleterre<br />
et qui y fut oublié parce que le technicien<br />
rata la majeure partie <strong>des</strong> développements<br />
: seuls onze <strong>des</strong> soixante-douze<br />
clichés que le photographe a effectués au<br />
péril de sa vie au moment du débarquement<br />
nous sont parvenus. D’une certaine<br />
manière, les pertes au combat <strong>des</strong> troupes<br />
alliées en Normandie trouvent un écho<br />
dans la pratique professionnelle du photographe<br />
reporter de guerre 19 .<br />
L’image a permis jusqu’à nos jours à la<br />
presse occidentale de visualiser le Jour-J<br />
à l’occasion <strong>des</strong> anniversaires importants<br />
du débarquement (ill. 7). Avec celle du<br />
milicien républicain mortellement touché<br />
au cours d’une bataille de la Guerre d’Espagne<br />
en 1936, la photographie sombre de<br />
1944 est l’une <strong>des</strong> plus connues de Capa.<br />
66 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2006, n° 35, “Nouvelles figures de la guerre”