Comment - Revue des sciences sociales

Aït Hamouda, dit Amirouche. Celui-ci,
chef exigeant mais aimé et apprécié de
ses hommes, était préoccupé par les trahisons
et les tentatives d’infiltration de
ses rangs.
Un officier français, le colonel Yves
Bodard, imagina un stratagème redoutable
: « celui-ci met à profit sa connaissance
de la wilaya III, il renvoie au maquis
des prisonniers d’origine kabyle porteurs
de lettres de sa fabrication à l’adresse
de divers responsables de cette wilaya,
et d’« informations confidentielles » laissant
croire que ses services entretiennent
secrètement des relations avec les cadres
et les militants algériens. Après plusieurs
missives, la ruse atteint son but [...] en
quelques semaines les arrestations et les
exécutions se multiplient 25 ». Quelques
simples lettres, remises à des prisonniers
relâchés, contenant un mélange de vraies
et de fausses informations, conduisent en
quelques mois le dirigeant de ce maquis
à torturer et assassiner près de 2000 des
siens, évidemment innocents.
Cette technique avait été systématisée
pendant la deuxième guerre mondiale, où
elle fit probablement des centaines de milliers
de victimes. Elle a été à cette époque
quasiment institutionnalisée puisque des
services officiels d’États démocratiques
s’y sont consacrés. Comme le rappelle
Paul Watzlawick, l’opération « Mincemeat
» est de ce point vue un modèle
presque parfait de désinformation 26 .
On retiendra qu’à la base de la désinformation,
il y a explicitement la volonté
de nuire en n’hésitant pas à utiliser l’arme
du mensonge organisé. Désinformer consiste
en pratique à construire des « leurres
» et à les faire circuler comme des
descriptions. Pendant la première guerre
du Golfe, les Américains s’acharnèrent
à faire croire aux Irakiens qu’ils allaient
entreprendre un débarquement côtier
alors qu’ils préparaient une attaque par
le désert, qui fut de ce fait un succès.
La désinformation peut se combiner
avec la propagande, quand elle est appliquée
à son propre camp afin d’emporter
un soutien populaire. Plusieurs exemples
récents ont montré que des gouvernements
démocratiques n’hésitaient pas à
l’employer, pour soutenir leur cause.
Dans la même guerre, les services
koweïtiens basés à New York, construisirent
de toutes pièces des témoignages de
femmes et d’enfants victimes de mauvais
traitements de la part des Irakiens. La
rumeur présentant des soldats irakiens
débranchant des couveuses d’enfants
prématurés facilita beaucoup le travail
des alliés dans l’opinion mondiale. Les
médias internationaux diffusèrent également
une photo de cormoran englué
dans une marée noire « provoquée par les
Irakiens » qui retourna la conscience des
écologistes les plus pacifistes, sauf des
vrais connaisseurs, qui remarquèrent, et
firent savoir, que cette espèce n’existait
pas dans la région.
La seconde guerre du golfe, qui se
termina par l’intervention américaine en
Irak, repose sur ce que les archives feront
peut-être apparaître plus tard comme une
vaste entreprise de désinformation d’État,
la présence supposée des fameuses et toujours
inexistantes « armes de destruction
massive ».
Tant que l’information sera sacralisée
dans les sociétés modernes, la désinformation
aura de beaux jours devant elle.
L’immense confiance placée, à tort dans
le réseau Internet, permettra qu’il continue
à jouer le rôle d’amplificateur massif
de la désinformation. De ce point de vue,
la mutation que constitue l’emploi massif
de la désinformation est peut-être celle
qui est la plus nouvelle au XXe siècle.
Mais, sans vouloir nier son importance,
elle ne constitue au fond qu’une dimension
secondaire des conflits et n’en modifie
guère la racine.
Volonté de puissance et désir
de vengeance
En conclusion, on voit que la modernité
des techniques, des procédés, qui
semblent en apparence révolutionner
la guerre au XX e siècle, n’affecte pas
la racine, la nature même de la guerre.
Celle-ci n’apparaît ni meilleure ni pire
qu’avant et le progrès des méthodes ne
change rien à la constante archaïque de
ses ressorts profonds. De ce point de vue,
l’un des derniers conflits en date, celui
qui oppose pour l’essentiel les Etats-Unis
et leurs alliés d’une part, les groupes
liés de près ou de loin à al Qaïda d’autre
part, concentre bien toutes ces caractéristiques.
Tous les ingrédients techniques
qui viennent d’être décrits sont là : implication
massive des civils, recours à la
propagande, usages d’armes modernes,
utilisation massive de la désinformation,
suspension des règles démocratiques.
Mais derrière cette apparente modernité,
on trouve les deux ingrédients
archaïques qui sont le ressort de toute
guerre, la volonté de puissance pour les
uns, l’exigence de la vengeance pour les
autres. On sait aussi que le mélange de
ces deux ingrédients a été souvent dans le
passé la source de conflits sans fin. Dans
ce sens, hélas, cette nouvelle guerre ne
fait sans doute que commencer.
Notes
1. Arno Mayer, « La solution finale » dans
l’histoire, La Découverte, Paris, 1990
2. Lawrence Keeley, Les guerres préhistoriques,
Éditions du Rocher, Paris, 2002
3. Comme le rappelle Lawrence Keeley,
qui évoque par ailleurs ses propres difficultés
à faire financer ses recherches
sur les guerres préhistoriques au nom
de tel présupposés, « Dans les milieux
intellectuels, comme dans la culture des
masses, la guerre est considérée par beaucoup
comme une psychose propre à la
civilisation occidentale. Ce sentiment de
culpabilité, ainsi que la quête nostalgique
du paradis rousseauiste, domine toutes
les conceptions en vogue chez bien des
anthropologues de la génération d’aprèsguerre.
Désormais endémique chez les
anthropologues, l’idéalisation du passé
ne constitue que le dernier avatar de la
longue lutte opposant le mythe du progrès
continu à celui de l’âge d’or, les conceptions
hobbesienne et rousseauiste de la
nature des sociétés » Lawrence Keeley,
Les guerres préhistoriques, Éditions du
Rocher, Paris, 2002, page 52
4. Il semble qu’il faille bien parler de « guerre
» à cette occasion puisque celle-ci a
pour point de départ un certain nombre
de revendications précises, notamment
« territoriales ». Une des plus anciennes
et des plus constantes revendications des
dirigeants d’Al-Qaïda est bien en effet que
les troupes américaines évacuent les territoires
musulmans qu’ils occupent sous des
formes diverses (bases militaires notamment).
Al-Qaïda mène dans cet esprit un
certain nombre d’opérations militaires
contre l’armée américaine, notamment au
moyen orient. Le choix de cibles civiles,
comme les attentats de Londres, mêle de
telles revendications et la pratique de la
vengeance, en rapport avec les nombreux
civils musulmans tués par les occidentaux
à différentes occasions.
5. Comme le rappelle Hitler dans Mein
Kampf : lorsque qu’« une nouvelle conception
du monde est enseignée à tout
un peuple, voire même imposée en cas
26 Revue des Sciences Sociales, 2006, n° 35, “Nouvelles figures de la guerre”