Comment - Revue des sciences sociales
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trines de la guerre juste que ne l’ont fait<br />
jusqu’à présent les militaires eux-mêmes.<br />
Dès lors que nos sociétés n’investissent<br />
que dans la préparation <strong>des</strong> moyens militaires,<br />
lorsqu’un conflit survient, seuls<br />
ces moyens sont à la disposition <strong>des</strong><br />
décideurs politiques pour agir. Et ces<br />
moyens sont employés sans qu’on ait<br />
essayé d’autres moyens. La pensée stratégique<br />
semble donc enfermée dans la logique<br />
du « tout militaire », comme s’il allait<br />
de soi que seule la contre-violence peut<br />
être efficace pour lutter contre la violence<br />
et rétablir la justice. Ainsi, ce que nous<br />
demandons, c’est qu’on prenne enfin au<br />
sérieux la doctrine de la guerre juste et<br />
qu’on investisse dans la préparation <strong>des</strong><br />
autres moyens que propose la stratégie<br />
de l’action non-violente. Et je dirais que<br />
les militaires devraient être les premiers à<br />
exiger cela <strong>des</strong> pouvoirs politiques.<br />
Dans le préambule de la Charte de<br />
l’ONU, « les peuples <strong>des</strong> Nations Unies »<br />
affirment précisément leur résolution à<br />
« préserver les générations futures du<br />
fléau de la guerre » et à « créer les conditions<br />
nécessaires au maintien de la<br />
justice ». L’article 1 du premier chapitre<br />
précise ainsi le but de l’organisation :<br />
« Maintenir la paix et la sécurité internationales<br />
et à cette fin : prendre <strong>des</strong><br />
mesures collectives efficaces en vue de<br />
prévenir et d’écarter les menaces sur la<br />
paix et de réprimer tout acte d’agression<br />
ou autre rupture de la paix, et réaliser, par<br />
<strong>des</strong> moyens pacifiques, conformément<br />
aux principes de la justice et du droit<br />
international, l’ajustement ou le règlement<br />
de différends ou de situations, de<br />
caractère international, susceptibles de<br />
mener à une rupture de la paix». Donc,<br />
là encore, il s’agit de prendre au sérieux<br />
la charte de l’ONU et de rechercher quels<br />
sont ces « moyens pacifiques » qui doivent<br />
être employés pour préserver les hommes<br />
du « fléau de la guerre ».<br />
L’un <strong>des</strong> malentendus les plus fréquents<br />
est de confondre la non-violence<br />
et le pacifisme. Les mots «pacifisme» et<br />
« pacifiste » ont dans notre langue et dans<br />
notre culture une connotation essentiellement<br />
péjorative. Le pacifiste est réputé<br />
vouloir la paix « à tout prix », fut-ce au<br />
prix de la justice. C’est pourquoi il est<br />
accusé de préférer n’importe quelle paix<br />
à n’importe quelle prix et, donc, d’être<br />
prêt à se soumettre à l’oppression plutôt<br />
qu’à se battre pour la liberté. L’idéologie<br />
dominante, qui honore la guerre et<br />
célèbre les vertus militaires, jette donc<br />
l’anathème sur les pacifistes en les accusant<br />
d’être traîtres et parjures. Et, dans la<br />
plus grande confusion, ceux-là mêmes<br />
qui choisissent la non-violence se voient<br />
reprochés d’être pacifistes. Au demeurant,<br />
il est vrai que la paix peut être<br />
honteuse et que le refus de la guerre peut<br />
être lâche. En refusant absolument la<br />
guerre, la logique du pacifisme le conduit<br />
à faire de «la paix» un absolu et même<br />
le premier <strong>des</strong> absolus. Or, si la paix<br />
est considérée comme l’absence de la<br />
guerre, ce n’est pas la paix qui est le plus<br />
important, mais la justice qui permet la<br />
liberté et la dignité. Aussi, s’il n’y avait<br />
le choix qu’entre la paix dans l’injustice<br />
et la guerre pour la justice, alors mieux<br />
vaudrait choisir la guerre.<br />
Entre lâcheté,<br />
violence<br />
et non-violence<br />
Ce que Gandhi a montré, non seulement<br />
par la parole mais aussi par l’action,<br />
c’est que, si la violence est préférable à la<br />
lâcheté, la non-violence est une attitude<br />
plus courageuse que la violence. « Je<br />
crois vraiment, affirme-t-il en 1920, que<br />
là où il n’y a que le choix entre la lâcheté<br />
et la violence, je conseillerais la violence.<br />
(...) C’est pourquoi je préconise à ceux<br />
qui croient à la violence d’apprendre le<br />
maniement <strong>des</strong> armes. Je préférerais que<br />
l’Inde eût recours aux armes pour défendre<br />
son honneur plutôt que de la voir, par<br />
lâcheté, devenir ou rester l’impuissant<br />
témoin de son propre déshonneur. Mais<br />
je crois que la non-violence est infiniment<br />
supérieure à la violence, que le pardon<br />
est plus humain que le châtiment. (...)<br />
La non-violence est la loi de l’espèce<br />
humaine comme la violence est celle<br />
de la brute. (...) La dignité de l’homme<br />
réclame de lui l’obéissance à une loi<br />
supérieure, – à la puissance de l’esprit 3 ».<br />
Cette réflexion de Gandhi me semble<br />
très importante. L’idéologie dominante<br />
voudrait nous enfermer dans une position<br />
où nous n’aurions que le choix entre la<br />
lâcheté et la violence. Souvent, les hommes<br />
sont violents pour ne pas apparaître<br />
lâches à leur propres yeux et, plus encore<br />
aux yeux <strong>des</strong> autres. Ce que Gandhi nous<br />
montre, c’est que nous n’avons pas le<br />
■<br />
choix entre la lâcheté et la violence, mais<br />
entre la lâcheté, la violence et la nonviolence.<br />
C’est à chacun, en définitive,<br />
de prendre ses responsabilités. Mais il<br />
faut nous donner les moyens de pouvoir<br />
choisir la non-violence. La philosophe<br />
Simone Weil nous propose deux maximes<br />
très suggestives : « S’efforcer de devenir<br />
tel qu’on puisse être non-violent. (...)<br />
S’efforcer de substituer de plus en plus,<br />
dans le monde, la non-violence efficace<br />
à la violence 4 ». Ce n’est pas seulement<br />
un choix personnel, c’est aussi un choix<br />
de société.<br />
L’extrême difficulté que nous avons<br />
à percevoir la pertinence du concept de<br />
la stratégie de l’action non-violente tient<br />
principalement à ce que nous sommes<br />
habitués à concevoir l’affrontement entre<br />
deux individus ou entre deux groupes<br />
comme un combat « à armes égales » où<br />
les deux adversaires disposent <strong>des</strong> mêmes<br />
moyens ou, du moins, de moyens équivalents.<br />
Dès lors que l’un <strong>des</strong> deux adversaires<br />
renonce à employer les moyens<br />
violents utilisés par l’autre, la lutte apparaît<br />
inégale et le déséquilibre <strong>des</strong> forces<br />
qui semble en résulter laisse entrevoir la<br />
victoire immédiate et définitive de celui<br />
qui est armé sur celui qui ne l’est pas.<br />
En d’autres termes, nous n’imaginons<br />
pas un combat autrement qu’à travers la<br />
mise en œuvre par les deux adversaires<br />
de moyens symétriques. Toute asymétrie,<br />
toute dissymétrie <strong>des</strong> armes est aussitôt<br />
interprétée comme un désavantage insurmontable,<br />
comme une infériorité absolue<br />
de celui qui est le moins armé par rapport<br />
à celui qui est le plus armé.<br />
Or, le concept d’action non-violente<br />
implique par lui-même une inégalité<br />
et une dissymétrie entre les moyens de<br />
l’agresseur et ceux de l’agressé. Cette<br />
seule considération bouleverse nos repères<br />
et nous désoriente. Celui qui choisit la<br />
non-violence nous apparaît complètement<br />
désarmé en face de celui qui n’hésite<br />
pas à choisir la violence. Il nous semble<br />
qu’il a toutes les chances d’être vaincu.<br />
À coup sûr, tel l’agneau qui affronte le<br />
loup, il sera mis à mort. Il est vrai que<br />
si l’on ne considère que les instruments<br />
techniques dont dispose l’homme armé et<br />
dont ne dispose pas l’homme non-violent,<br />
celui-ci n’est pas en mesure de résister<br />
à celui-là. D’un point de vue purement<br />
théorique, la violence peut être exercée<br />
sans limites par l’homme armé sur<br />
40 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2006, n° 35, “Nouvelles figures de la guerre”