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Comment - Revue des sciences sociales

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stationner dans la rue. C’est un instantané<br />

peu spectaculaire qui montre l’exode,<br />

mais qui par sa mise en relation avec<br />

l’autre cliché et avec le thème du début<br />

de la guerre, comporte quelque chose<br />

d’anachronique : les alentours de part<br />

et d’autre de la rue ne révèlent aucune<br />

cible à bombarder. Tout est déjà détruit<br />

et en cendres. On pourrait croire que la<br />

guerre est finie avant même d’avoir commencé.<br />

Les ruines et la faiblesse évidente<br />

de l’adversaire fonctionnent comme une<br />

garantie de succès dans le conflit à venir.<br />

La mise en page a affiché sa préférence<br />

pour la photographie de la bombe, qui<br />

figure en manchette à côté de l’article<br />

de fond.<br />

Outre l’effet de flou et une certaine<br />

dynamique dans la composition de<br />

l’image, la prise de vue du porte-avion<br />

Enterprise présente une autre ressemblance<br />

avec la photographie de Capa : ce<br />

soldat aussi semble seul dans l’action,<br />

on ne distingue pas d’autres personnes<br />

sur l’image. Nous voyons donc un soldat<br />

anonyme, pas davantage identifiable, qui<br />

agrippe à deux mains le timon du chariot<br />

à roulettes sur lequel, poussant de toutes<br />

ses forces, il transporte la bombe en<br />

direction de l’avion. L’environnement est<br />

intact et d’une propreté presque clinique.<br />

Le soldat se trouve à bord du porte-avion,<br />

sur une portion sécurisée du territoire<br />

américain. L’objectif militaire en Afghanistan<br />

est éloigné, l’adversaire n’est pas<br />

visible sur l’image : il n’y a pas trace de<br />

combats ou de dommages de guerre.<br />

Le cliché de Robert Capa et la photographie<br />

de l’Associated Press de 2001<br />

ont en commun de saisir le moment où un<br />

conflit militaire entre dans une nouvelle<br />

phase. Alors que l’image d’il y a soixante<br />

ans saisie sur le vif attire l’attention sur<br />

la vulnérabilité de l’individu – raison<br />

pour laquelle elle a été reprise par Steven<br />

Spielberg pour penser les plans de son<br />

film Il faut sauver le soldat Ryan –, la<br />

photographie du porte-avion évoque, à<br />

travers l’idée d’une distance de sécurité<br />

par rapport à la zone <strong>des</strong> combats, la<br />

détermination d’une nation victorieuse<br />

qui ne laisse planer aucun doute sur la<br />

réussite prochaine <strong>des</strong> opérations. Le<br />

parallèle iconographique ne saurait masquer<br />

que nous avons affaire ici à une<br />

image de propagande opposée à la guerre.<br />

L’image renvoie par différence à la photographie<br />

du Jour-J (qui est accessible<br />

dans la mémoire iconique collective), et<br />

permet de produire sur l’observateur un<br />

effet de réminiscence qui le transporte<br />

dans l’atmosphère optimiste du camp<br />

<strong>des</strong> puissances surarmées et suréquipées,<br />

comme quand en août 1945 les pilotes<br />

Ill. 9 – Drapeaux hissés aux couleurs <strong>des</strong> États-Unis et de la ville de New York, Afghanistan,<br />

novembre 2001. Source : DPA<br />

américains se faisaient photographier sur<br />

la piste d’envol au côté de la bombe<br />

atomique.<br />

Projection<br />

programmatique sur<br />

le symbole du drapeau<br />

national<br />

Un autre éclairage sur la fin de la guerre<br />

permet de préciser le contenu symbolique<br />

<strong>des</strong> photos concernées. Revenons<br />

en Afghanistan : sous le titre «L’esprit<br />

de New-York», la Süddeutsche Zeitung<br />

publie dans son édition <strong>des</strong> 1-2 décembre<br />

2001 une photographie accompagnée<br />

de la légende suivante : «Les Marines<br />

hissent dans le sud de l’Afghanistan le<br />

drapeau US en même temps que celui de<br />

la ville de New-York, que les pompiers<br />

leur ont confié après l’attentat du 11 septembre<br />

contre le World Trade Center. Les<br />

États-Unis mènent depuis le 7 octobre<br />

une guerre contre les Talibans soupçonnés<br />

d’avoir accordé refuge aux auteurs<br />

de l’attentat» 22 . Deux soldats essaient de<br />

planter dans le sable une tige de bambou<br />

sur laquelle sont fixés les drapeaux (ill. 9).<br />

Ils tiennent dans leurs bras le «mat», qui<br />

est encore penché. Deux autres Marines<br />

campent fermement avec leurs armes. On<br />

distingue à l’arrière-plan <strong>des</strong> constructions<br />

claires à toits plats. Le motif scénarisé<br />

renvoie symboliquement à l’histoire<br />

<strong>des</strong> États-Unis en même temps qu’aux<br />

origines de la guerre actuelle.<br />

La composition reproduit iconographiquement<br />

celle d’une image de la Seconde<br />

Guerre mondiale qui a sans doute été<br />

l’une <strong>des</strong> plus diffusées dans le monde<br />

entier : la photographie de Joe Rosenthal<br />

montrant <strong>des</strong> soldats américains qui<br />

plantent le drapeau américain au sommet<br />

du Mont Suribachi pendant la bataille<br />

d’Iwo Jima le 23 février 1945 (ill. 10).<br />

Les combats pour la prise de cette île du<br />

Pacifique stratégiquement importante en<br />

tant que base aérienne coûtèrent en une<br />

seule journée la vie d’environ 7 000 soldats<br />

du côté américain. Quand Rosenthal<br />

atteignit le sommet du volcan éteint avec<br />

son détachement, le «Stars and Stripes»<br />

y flottait déjà, il avait été hissé quelques<br />

heures plus tôt à un mat improvisé avec<br />

une conduite d’eau et avait déjà été photographié<br />

23 . Comme on ne pouvait que<br />

68 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2006, n° 35, “Nouvelles figures de la guerre”

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