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dans le temps avec la cohérence d’une quasi-intrigue. « L’idée de base, écrit Daniel<br />
Stern, est que l’expérience interpersonnelle continue est découpée grâce à la capacité<br />
de pensée narrative. On suppose que la pensée narrative est un moyen universel par<br />
lequel tout le monde, y compris les nouveau-nés, perçoivent et réfléchissent sur le<br />
comportement humain » 1 . La pensée narrative s’organise autour de deux aspects<br />
interdépendants qui sont d’une part l’intrigue, c’est-à-dire « l’unité qui relie le « qui,<br />
où, pourquoi, comment » de l’activité humaine. Elle tourne autour de la perception du<br />
comportement humain en tant que motivé et dirigé vers un but » ; d’autre part « la<br />
ligne de tension dramatique…[qui] est le contour des sentiments, tels qu’ils émergent<br />
au moment présent » 2 .<br />
La voix et les échanges vocaux de la mère avec son enfant jouent un rôle décisif dans<br />
la construction des structures proto-narratives : déjà en 1972, C. Lévi-Strauss<br />
n’écrivait-il pas : « toute phrase mélodique ou développement harmonique porpose<br />
une aventure » ? Plus généralement, comme le notent C. Trevarthen et M. Gratier 3 ,<br />
toute personne qui chante, récite une poésie ou parle pour transmettre des<br />
informations, propose un partage qui est <strong>avant</strong> tout une aventure. Et ceci implique que<br />
le chant, la parole et toutes les formes expressives humaines sont des phénomènes<br />
fondamentalement musicaux, et potentiellement culturels. La voix, avec sa courbe<br />
intonative qui n’est pas encore du langage, fonde déjà le fil de notre histoire<br />
personnelle et intime que, plus tard, nous saurons mettre en <strong>mots</strong>, mais que sans elle,<br />
nous ne saurions dérouler et raconter.<br />
Cette idée est essentielle, elle fonde à la fois la communicabilité des vécus<br />
intimes entre les personnes au-delà du langage et des signes, l’intelligibilité des<br />
comportements dans les situations interactives, la créativité expressive des individus<br />
dans le champ des imaginaires sociaux ou privés. Cette idée fonde aussi les immenses<br />
pouvoirs expressifs de la musique en même temps qu’elle en fait une sorte de prélangage<br />
universel des « refigurations » 4 de l’expérience par l’art , cet art « au-delà du<br />
langage », prototype idéal si souvent rêvé des créateurs.<br />
En conclusion<br />
Ainsi la musique serait-elle la traduction ou la représentation de la matrice<br />
originelle de toutes les formes symboliques, de toutes les formes de langage, c’est-àdire<br />
de toutes les formes de mise en ordre dans le temps, simplement parce qu’elle<br />
trouve ses origines dans les premiers échanges humains des débuts de la vie ? Il n’y a<br />
1 D. STERN, « Aspects temporels de l’expérience quotidienne d’un nouveau-né :<br />
quelques réflexions concernant la musique », dans E. Darbellay (éd.), Le temps et la forme.<br />
Pour une épistémologie de la connaissance musicale, Genève, Droz, 1998, p. 182.<br />
2 Ibid., p. 182, je souligne.<br />
3 TREVARTHEN C. & GRATIER M., 2005. Voix et musicalité. Nature, émotion,<br />
relations et culture. In M.F. Castarède, G. Konopczynski, Au commencement était la voix.<br />
Paris, Erès.<br />
4 P. RICŒUR, La critique et la conviction, Paris, Calmann-Levy, 1995, p. 260 : « …la<br />
configuration …est la capacité, pour le langage de se configurer lui-même dans son espacepropre,<br />
et la refiguration…la capacité pour l’œuvre de restructurer le monde du lecteur en<br />
bousculant, contestant, remodelant ses attentes….c’est en cela que consiste la créativité de<br />
l’art, pénétrant dans le monde de l’expérience quotidienne pour la retravailler de l’intérieur. ».<br />
Voir également dans Temps et récit I, op. cit., les trois mimèsis et la dialectique de la<br />
configuration et de la refiguration du temps dans l’intrigue (chapitre 3).<br />
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