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Le souffle et le chant à l’opéra: un cogito sans personne<br />
Martine de GAUDEMAR<br />
Université de Paris Ouest Nanterre<br />
Le chant est la mise en acte de dispositions corporelles qui enveloppent le<br />
souffle. Le souffle nous est commun, nous respirons en naissant dans notre premier<br />
cri, et nous expirons en rendant un dernier souffle. Le souffle, co-extensif à la vie,<br />
n’est pas personnel. Parler, chanter, c’est faire vibrer et sonoriser ce souffle. Or souffle<br />
et vibrations sont pré-individuels et émanent d’une vie organique qui peut troubler les<br />
calculs conscients, les délibérations et les décisions volontaires. Ce pourquoi cette vie,<br />
cette énergie vitale a pu être appelée pulsion, mais aussi libido, ou chez les grecs<br />
thumos. Et c’est sur cette vibration que se fonde la voix. Réalité transitionnelle au sens<br />
de Winnicott, la voix s’appuie sur une puissance expressive du vivant qui se<br />
particularise dans les langues chez l’être humain, sans jamais perdre son ancrage dans<br />
le souffle, voire l’énergie de la vie. Cette vie s’entend dans la voix. Reste à la faire<br />
passer au public, à la faire reconnaître. L’air, comme un souffle entre nous, transporte<br />
ce qu’Aristote appelait les pathémata tès psychès, affections de l’âme.<br />
Si la voix est en-deçà et au-delà de la personne, alors une éthique de l’expression<br />
pourrait seule demander sa reprise en première personne, en un geste d’appropriation :<br />
un sujet s’en déclarerait l’auteur, produisant ainsi un cogito, c’est-à-dire une<br />
déclaration d’existence qui est demande de reconnaissance. À l’opéra, le cogito se<br />
produit dans une aria, miracle ponctuel recherché par le passionné d’opéra car il nous<br />
réconcilie momentanément avec l’existence, en une extase aussi évanouissante que<br />
notre existence elle-même, tissée de l’étoffe des songes. Il semble étrange que ce<br />
cogito ne soit pas celui d’une personne, alors qu’il est porté par des personnes<br />
exceptionnelles comme Callas. Paradoxe du cogito d’opéra : il se produit quand Callas<br />
ne parle pas d’elle comme personne, mais qu’elle fait entendre la voix de toute une<br />
famille de femmes, Tosca, Desdemone, Médée, Manon Lescaut, Turandot. Que fait<br />
résonner cette voix que nous reconnaissons tous ? Pour évoquer ce dont elle parle sans<br />
le dire (notre condition et son peu d’être), je procèderai en deux temps. J’aborde en<br />
premier lieu la voix et l’opéra en général. Puis, à travers les voix de personnages<br />
féminins, j’évoque un cogito paradoxal qui témoigne d’une dimension méconnue, le<br />
féminin de la voix, qui ne concerne pas seulement les femmes.<br />
Le cogito est un énoncé en première personne. Mais la personne logico-grammaticale,<br />
marque linguistique d’un engagement dans l’énoncé qui en fait un énoncé passionné<br />
ou un acte de parole, est beaucoup plus légère, voire évanouissante, qu’une personne<br />
vivante, en chair et en os, et même plus légère qu’une personne juridique, si l’on<br />
distingue les usages du mot de personne. Pour l’usage ordinaire, rien ne sépare une<br />
personne et un individu vivant. Les personnes sont des gens, <strong>avant</strong> toute qualification.<br />
L’usage technique juridique réfère au contraire à un statut qui vient qualifier certains<br />
individus particuliers (les femmes, les enfants, les esclaves ne sont pas des personnes<br />
dans nombre de sociétés), mais aussi des institutions voire des entités (un couvent, une<br />
ville), et jusqu’à des individus non nés ou déjà morts, auxquelles la personnalité<br />
juridique reconnaît des droits et confère des devoirs. Ce statut juridique de la personne<br />
donne à l’identité personnelle un poids contraignant, rivant l’individu à des relations 1 ,<br />
un monde, ou une forme de vie. La minceur sans qualités de la personne logicogrammaticale<br />
permet au contraire à la voix qui l’énonce de se soustraire au monde<br />
1 G-W. Leibniz, « Persona », in G. GRUA, Leibniz-Textes inédits, Paris, P.U.F., 1948.<br />
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